critique &
création culturelle

Le Royaume

Comment grandir dans la haine

Pour son premier film, Le Royaume, Julien Colonna propose un coming of age sur fond de mafia corse, ou comment devenir adulte au milieu du chant des cigales et du bruit des mitraillettes.

Lesia, jeune fille de quinze ans, mène une vie apparemment ordinaire : elle va à l’école, fréquente un garçon de son âge, va à la plage avec ses amis. Mais elle a une particularité : son père n’est autre que Pierre-Paul, un mafieux corse réputé. Alors que les vacances d’été commencent, elle part le rejoindre. Cependant, Pierre-Paul et son clan sont, aux même moment, la cible d’ennemis bien décidés à les anéantir.

Portrait adolescent

De quels ennemis parle-t-on ? Dans quelles affaires Pierre-Paul est-il précisément impliqué ? Nous ne le saurons jamais vraiment, car le film adopte le point de vue de Lesia, elle-même tenue à l’écart des détails des activités de son père. La jeune fille est surprotégée par Pierre-Paul et les adultes qui l’entourent, qui la considèrent encore comme une enfant. Peut-être refusent-ils de voir qu’elle ne l’est plus vraiment. Après tout, il est difficile, pour un père, d’accepter que sa fille grandisse. Pourtant, Lesia est en âge de comprendre ce qui l’entoure, sans pour autant en mesurer toute la gravité (alors qu’il est plongé dans une guerre des gangs, elle propose ingénument à son père de « discuter» avec ses adversaires).

Cette innocence dans laquelle Lesia vit au début du film pourrait représenter le « Royaume » évoqué dans le titre : un royaume mental de conte de fées, où ses parents seraient roi et reine, et où elle serait une princesse, entourée d’amour et de richesse. Ce royaume se matérialise par cette villa paradisiaque, entourée de verdure et d’animaux en tous genres, dans laquelle Lesia a passé plusieurs mois, peut-être des années, évoqués par Pierre-Paul dans le dernier quart du film. Lorsque Lesia demande à son père s’ils peuvent quitter cette violence et retourner dans ce lieu de bonheur, il lui répond que c’est impossible, il doit rester là, en cavale, menacé, victime et coupable des pires exactions. En sous-texte, Colonna nous dit que le retour en arrière est impossible : ce lieu de bonheur qui représentait son enfance n’est plus. Lesia n’a plus le choix que de se confronter à la violence du monde, dans lequel elle a déjà commencé à poser les pieds. C’est la fin de l’innocence, la fin de l’enfance, la fin du Royaume.

Le « Royaume », c’est aussi l’héritage, le legs familial. L’adolescence est un âge où les fondations de l’individu sont si fragiles qu’un rien peut tout faire basculer. L’influence des parents y est cruciale. Pour autant, Colonna n’est jamais manichéen : Pierre-Paul est dépeint comme un père aimant, attentionné, parfois sévère mais profondément doux. C’est bien malgré lui qu’il transmet à sa fille – comme son père l’a fait avec lui – cette violence. Celle-ci apparaît comme une fatale hérédité à laquelle Lesia refuse d’abord de céder, mais elle n’aura d’autre choix que de s’y soumettre et de se l’approprier. Ce « Royaume », qui semblait être le plus beau des cadeaux, se révèle être un présent empoisonné.

Julien Colonna et sa co-scénariste Jeanne Herry dressent ainsi un parfait portrait de l’adolescence : cet âge de l’entre-deux où tout est fragile et déterminant, et où évoluer dans un milieu violent, aussi aimant soit-il, peut avoir des conséquences irréversibles, le tout sans jamais oublier d’humaniser leurs personnages.

Humain après tout

Malgré les intrigues de clans, de trahisons et de guerres qui se multiplient dans la seconde partie du film, le scénario ne perd jamais de vue l’intime. En dépit de la multitude de personnages, il finit toujours par se recentrer sur cette relation père-fille et sur l’évolution de Lesia. C’est ce qui fait la force du Royaume, qui est moins un film de gangsters qu’un coming of age intime sur fond de mafia.

La contribution de Jeanne Herry au scénario y est sans doute pour beaucoup. Dans ses propres films (Pupille, Je verrai toujours vos visages), elle travaille à révéler l’humain au sein de structures – qu’il s’agisse de l’aide à l’adoption, de la justice restaurative ou, ici, de la mafia corse. Ces organismes sont constitués de personnes qui s’aiment et s’entraident. La réalisatrice ne perd jamais de vue cela, ce qui donne des films profondément empathiques, où les personnages et leurs émotions sont toujours le moteur du récit.

Le réalisateur corse insuffle sans doute, pour sa part, une part de lui-même dans ce premier long métrage. Bien sûr, il est impossible de savoir à quel point il s’est inspiré de son propre vécu pour écrire ce film (étant le neveu d’Yvan Colonna, criminel corse impliqué dans l’assassinat du préfet Érignac en 1998), mais au vu de son histoire familiale, de son âge au moment des faits (à peu près celui de Lesia) et du choix de la Corse comme arène de son film, il est plus que probable que le projet soit très personnel pour le cinéaste.

Point de vue

Julien Colonna opère une mise en scène au diapason du regard de son héroïne. Dans la première partie du film, Lesia est écartée par son père et ses associés. Comme elle, le spectateur grappille des informations en tendant l’oreille lors de discussions, en observant par l’entrebâillement d’une porte ou à travers des jumelles, qui pourraient aussi bien être le zoom d’une caméra, il demeure donc toujours actif et en empathie évidente avec le personnage de Lesia.

Le réalisateur ne perd jamais de vue sont héroïnes et s’il ne peut l'intégrer à l’action il parvient ingénieusement à la lier à l’intrigue. Lors d’une des séquences les plus intéressantes du film: une tuerie à moto, à laquelle Lesia ne participe pas, il fait le choix judicieux d’un montage alterné entre le crime d’un côté et une partie de chasse au sanglier entre Lesia et Pierre-Paul de l'autre. Chasse au cours de laquelle l'héroïne manque volontairement un sanglier alors qu’elle l’avait dans son viseur. D’un côté la violence inhérente au milieu de la mafia nous est présentée froidement, et de l'autre son refus par Lesia. Cette mise en parallèle est pertinente, car elle montre qu’à ce moment du récit, Lesia est encore en décalage de cette violence qui dans le même temps nous est montrée frontalement. Le refus de tuer représente l’empathie enfantine de Lesia, tandis que la tuerie symbolise la haine adulte à laquelle elle finira par céder plus tard dans le film. Colonna transforme une séquence qui n'aurait pu servir qu’à la progression de l’intrigue en un moteur d’empathie et d’enjeux pour le personnage. Elle, qui jusque-là demeurait neutre, doit désormais s’impliquer. Choisira-t-elle encore de manquer sa cible demain ?

Il est évident que Julien Colona, a pensé son récit autour de son héroïne, il est donc d’autant plus étonnant de constater l’absence de cette dernière dans la scène où Pierre-Paul et ses acolytes tuent une poignée d’ennemies avec une grande cruauté. Dans le cas présent, la séquence a pour seul intérêt de montrer au spectateur la violence dont est capable le personnage de Pierre-Paul, une violence qui était déjà suggérée, ne serait-ce que par le statut de gangster du personnage, mais aussi dans un dialogue quelque minutes plus tôt et n’apporte donc pas grand chose. En revanche, dans un film où le point de vue de l’héroïne est central, cette séquence aurait gagné à intégrer son regard (il n’aurait pas été difficile d’ajouter Lesia en tant qu'observatrice lointaine par exemple). Voir son propre père commettre un tel acte aurait pu enrichir l’évolution du personnage et son rapport futur à la violence. La séquence aurait ainsi eu plus d’impact sur le regard du spectateur qui a été habitué à recevoir les événements sous l’angle de l’empathie avec Lesia. Ceci étant, si cette scène dénote, c’est bien parce que le reste du film est parfaitement maîtrisé.

Le Royaume s’inscrit dans la lignée de films tels que a History of violence de David Cronenberg ou The Place Beyond the Pine de Derek Cianfrance, en cela qu’il déconstruit la figure mythique du gangster pour révéler son humanité, ses doutes, ses failles et l’héritage de sa violence. Le film est d’autant plus impressionnant lorsqu’on considère le peu d’expérience de Julien Colonna, qui signe ici son premier long métrage, et celle des interprètes principaux, Ghjuvanna Benedetti (Lesia) et Saveriu Santucci (Pierre-Paul) qui jouent avec un grand talent leurs premier rôles. Un exploit de justesse et d’humanité.

Le Royaume

Réalisé par Julien Colonna
Avec Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Andrea Cossu
France (Corse), 2024
108 minutes

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