L’envolée de Wanson
C’est au Théâtre des Martyrs du 15 janvier au 13 février 2019 que s’est jouée une adaptation de la Chute d’Albert Camus par Vincent Engel et Lorent Wanson. Ils ont pris le risque de s’attaquer à l’un des plus grands et nous présentent un monologue réécrit par l’auteur (Vincent Engel) et interprété par le metteur en scène (Lorent Wanson).
Après presque quarante ans à côtoyer Camus à travers ses textes, Vincent Engel a décidé de ne pas s’arrêter là et d’adapter le célèbre, voire légendaire, roman la Chute en pièce de théâtre. Cette décision lui vient de la frustration de s’apercevoir que toutes les adaptations déjà réalisées, ou presque, se contentaient de découper le texte afin qu’il colle avec une représentation d’une heure quart. L’auteur et professeur bruxellois va donc s’attaquer à une réécriture du texte, il va déplacer certains éléments, changer les temps, ajouter même des mots de Sartre. Il va, comme il le dit lui-même, pasticher Albert Camus. Cela ne plaira pas à tout le monde, surtout pas aux puristes, mais c’est selon Vincent Engel nécessaire à ce que le texte se prête à l’exercice de la scène, un exercice qui lui va bien. En effet, malgré la contrainte du temps, l’impossibilité d’aborder toutes les histoires et les réflexions de Clamence, les idées principales de culpabilité, liberté, ego, sincérité et vérité apparaissent autant que dans le roman et avec bien plus de vie.
De la vie insufflée par Lorent Wanson de façon magistrale : n’ayant plus remis les pieds sur les planches depuis une quinzaine d’années, le metteur en scène incarne Jean-Baptiste Clamence en y mettant corps et âme. Dès les premières phrases, les appréhensions qu’on pourrait avoir face à la monotonie d’un monologue disparaissent et laissent place à l’intérêt. Entre cris, chants, rires et larmes, on écoute Clamence avec attention. Les moments d’embrasement durant lesquels on pourrait se perdre sont entrecoupés de silences, l’occasion pour le public de reprendre son souffle et de remettre ses idées en place.
Wanson nous embarque avec lui et Clamence dans ce café qui n’a pour défaut que ses motifs muraux. Ces derniers sont fatigants pour l’œil du spectateur, donnent le vertige pour quand même arriver à s’effacer par la suite au profit de l’acteur. Un élément qui maintient par contre notre attention est le piano. La présence du pianiste et de la musique dans cette pièce paraît totalement naturelle. On passe d’Amy Winehouse à Bashung tout en ayant l’impression que ces mélodies ont été composées pour la pièce. Elles ne se contentent pas d’accompagner la parole de Clamence, elles vont la rythmer, faire corps avec elle et nous tenir en haleine pour quelques mesures. La « Petite Salle » du Théâtre des Martyrs tient également un rôle important : en étant proches de Wanson, on a l’impression d’être son confident et la sensation qu’il s’adresse à nous n’en est que plus forte.
Un plus, et non des moindres, de cette représentation est la rencontre et la discussion avec les différentes personnes ayant participé à la réalisation de ce projet. Vincent Engel, l’adaptateur, Lorent Wanson, l’acteur et metteur en scène, les pianistes et aussi Vivianne Dupuis prennent en effet part à un échange avec le public après la représentation. Échange très enrichissant car tous ces artistes ne demandent qu’à partager et à expliquer leur travail. Ils nous racontent leur parcours de la réécriture à la première et n’hésite pas à avouer que tout cela n’a pas été une mince affaire. On se retrouve donc à écouter des passionnés, professionnels ou non, nous parler de leur appropriation du texte et de leur cheminement à travers celui-ci.
Cette pièce est destinée à un public averti ayant lu le roman, mais aussi bien à des personnes curieuses de découvrir Camus d’une autre façon avant de se tourner vers le roman, qui reste malgré tout nécessaire à la meilleure compréhension du spectacle.
L’adaptation de la Chute de Camus par Vincent Engel et Lorent Wanson est donc une réussite tant pour la réécriture que la mise en scène ou l’interprétation. S’attaquer à l’un des plus grands sans hésiter à s’en éloigner pour interpréter le texte à leur manière était un vrai défi qu’ils ont relevé : ils ont bien fait.