Les amours en fuite
Retour sur trois films marquants des années 2000 d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu. Trois films déconfinés dans lesquels un couple se rencontre ou vit ensemble, part ensuite à la dérive puis se retrouve.
Un cinéma haut en couleur, tout en contrastes et en décalages, qui fait de grands écarts et où la fantaisie côtoie la gravité. Le premier film, Un Homme, un vrai (2003) raconte l’histoire en trois temps d’un couple interprété avec une grande maîtrise par Mathieu Amalric et Hélène Fillières. Boris est un jeune cinéaste qui, le scénario sous le bras, ne parvient pas à percer tandis que Marilyne occupe elle un poste important dans une entreprise de téléphonie. Tout les sépare et pourtant, suite à la réalisation d’un petit film de Boris pour l’entreprise où Marilyne travaille, ils vont faire connaissance. Dès la première séquence, les cinéastes font preuve d’inventivité, baignant leur récit dans une fantaisie kitsch et délicieuse. Dans un décor éclairé par une lumière blanchâtre, Mathieu Amalric se balade entre différents bureaux d’un open space et se met à chanter. Ici l’imagerie publicitaire tapageuse et artificielle le dispute à un certain onirisme poétique.
Marilyne invite Boris le soir même chez elle pour une petite fête improvisée. Dès la porte d’entrée, et non sans surprises, ils se rapprochent. Un peu plus tard, comme dans une chorégraphie, ils tournent l’un autour de l’autre au milieu des invités en chantant et s’étreignent. Les masques tombent. L’amour surgit. Cinq années passent. Lors d’un week-end organisé à Ibiza dans le cadre du travail de Marilyne, où se joignent Boris et leurs deux enfants, la rupture du couple a lieu, chacun d’eux étant accaparé par des raisons professionnelles et personnelles diverses. Cinq ans plus tard, dans cette troisième et dernière partie du film, la plus longue, la plus réussie et la plus riche, ils se retrouvent dans les Pyrénées.
Boris, désormais grimpeur passionné, guide de montagne et Marilyne, accompagnatrice d’un groupe d’américaines en voyage, se retrouvent dans les Pyrénées. On assiste alors à des séquences cocasses et propices aux quiproquos où chacun des personnages, déguisé et mu par son orgueil, se rapproche ou s’éloigne de l’autre. Et lorsque Boris soulève les lunettes de Marilyne, ni lui, ni elle, ne marquent leur stupéfaction de se retrouver. Les apparences sont encore plus trompeuses. La mise en scène, d’une grande précision, est jubilatoire, en tirant parti notamment des jeux de regards et des rapports de distance entre les personnages. Dans un bonus de l’édition du film en DVD, Alain Bergala souligne à quel point on pense ici à Renoir dans la mesure où la vérité passe par la mise en scène et par le faux, mais aussi par ce que le film dit de l’amour et de la difficulté de vivre ensemble de façon harmonieuse.
Il faut souligner à quel point les frères Larrieu font preuve d’un regard satirique et lucide sur le monde de l’entreprise avec ses réunions et voyages organisés. On retrouvera, sous d’autres formes, cette même approche satirique dans les deux autres films : Peindre ou faire l’amour (2005) et Les Derniers Jours du monde (2009). On assiste donc, dans Un Homme, un vrai , à des échanges de dialogues truculents où se mêlent le français et l’espagnol, le français et l’anglais avec des détails pittoresques à l’arrière-plan et dans les conversations (la piscine qui donne sur la mer, le fameux gaspacho, les lézards à Ibiza). Les cinéastes nous donnent à voir un univers codé, technique, en décors naturels ou non, un monde fait d’apparences, en trompe-l’œil, qui se dévoile dans les rapports entre les êtres, dans la distance qui les sépare. Ceci étant, l’approche des cinéastes n’est pas non plus dénuée de charme ni d’onirisme.
Ce qui rend ce film des frères Larrieu formidable, c’est aussi qu’on y sent un vrai plaisir du jeu et de la mise en scène. Et vous n’avez encore rien vu (pour reprendre ce beau titre farceur du film d’Alain Resnais). Il est prévu que Boris, son très sympathique associé et le groupe de femmes encadré par Marilyne, aillent observer les coqs de bruyère. La veille du départ, Boris se lance dans une remarquable imitation des coqs de bruyère, laissant bouche bée son public, y compris Marilyne qui doit traduire en anglais ses propos. Voilà notre plaisir de spectateur décuplé encore à l’idée de découvrir ce qui va suivre. Et lorsqu'ils se retrouvent tous deux en dessous des vrais coqs de bruyère au petit matin, la caméra opère un glissement délicat de la fiction au documentaire, du corps de nos acteurs à un coq de bruyère. Face à la révélation de leurs sentiments passés et présents, les deux personnages enfin retrouvés semblent se délester du poids de leur amertume et s’élever.
Peindre ou faire l’amour suit un couple de quinquagénaires dans la région du Vercors, Madeleine (Sabine Azéma) et William (Daniel Auteuil). Ils sont pensionnés ou presque et leur fille a pris son envol. Le couple semble traverser une période creuse, faite d’incertitudes. Suite à la rencontre fortuite d’Adam (Sergi López), le mystérieux maire aveugle d’un village voisin, Madeleine et William achètent sur un coup de tête une maison à moitié abandonnée en pleine nature, en surplomb de la vallée. Pourquoi un tel achat soudain ? Pour redonner un nouveau souffle à leur vie de couple, comme un pari sur l’avenir ?
Madeleine et William vont recevoir dans leur nouvelle maison leurs voisins aux prénoms évocateurs : Adam et sa compagne Eva (Amira Casar). Petit à petit, au fil des soupers partagés, ce couple d’amis va prendre de plus en plus de place dans la vie de Madeleine et William, jusqu'à habiter chez eux suite à un incendie survenu dans leur maison. Madeleine et William vont être emportés, d’abord malgré eux, dans une relation sexuelle avec ce couple. Après coup, plongés dans le silence, partagés entre excitation et désarroi, ils se disent avoir été manipulés par ce couple puis en deviennent obnubilés. Ils sont prêts à revivre cet échange sexuel coute que coute avec eux et aussi à les suivre sur les îles à l’autre bout du monde.
Comme dans Un homme, un vrai , les frères Larrieu donnent à leur récit intimiste des touches de fantaisie et de légèreté, avec un certain détachement et une ironie bienvenus. Ainsi, lors de la visite de la maison, Madeleine et William se mettent tous deux en scène, se vouvoyant, jouant l’un avec l’autre. Dans une autre séquence, on les retrouve attendant au salon leur couple d’amis qui tarde ; ils ne tiennent plus en place, trépignant d’impatience comme des enfants. S’agit-il d’un retour sincère à une forme d’innocence ou un jeu factice ? Sont-ils aveuglés par leur désir ou s’abandonnent-ils véritablement à cette nouvelle expérience amoureuse et sensuelle pour mieux se retrouver ? Ici aussi, les deux cinéastes portent un regard ironique sur ce couple, en mettant à jour leurs rituels quotidiens de gens aisés, issus de la bourgeoisie de province. Ils renforcent l’ambiguïté qui règne dans ce couple et dans leurs rapports avec les autres. Mais jamais leur regard n’est condescendant.
Le couple a donc acheté une maison de façon impulsive sans se poser de questions d’ordre financier et serait prêt à la revendre pour suivre Adam et Eva. Madeleine et William boivent l’apéritif au coin du feu ou se retrouvent avec des amis au golf. Et surgit soudain un détail pittoresque pour le moins assez drôle, digne d’une carte postale : William a déposé devant la maison face au paysage une charrette qu’on dirait sortie d’une autre époque. Sont-ils vraiment tombés sous le charme de cette maison ou sont-ils déconnectés du cadre idyllique qui les entoure ?
Et pourtant ce cadre enchanteur à l’horizon dégagé, aux tons impressionnistes, participe à donner à leurs ébats amoureux et sexuels un sentiment d’unité qui ne trompe pas. C’est le cas dans une très belle séquence où on retrouve les deux couples sur la terrasse au crépuscule qui s’étreignent, comme reliés par un pacte, comme isolés du monde qui les entoure et enveloppés par la nature qui s’éveille.
Les Derniers Jours du monde , d’après un roman de Dominique Noguez, est un film à part dans la filmographie des cinéastes par son incursion franche du côté de la science-fiction, bien que, dans ses thématiques, dans sa description de la soif de désir et de la fragilité du couple, il s’inscrive dans la continuité des précédents. Le film suit la trajectoire amoureuse, tumultueuse et exaltée d’un personnage sous forme de road movie , sur fond de climat chaotique de fin du monde. Robinson (Mathieu Amalric, encore lui) est à Biarritz, ville désormais dépeuplée, sujette à des pluies de cendres quotidiennes et au vacarme des sirènes d’alerte. Le personnage se remémore son passé avec sa femme (Karin Viard) et sa fille à Biarritz dans la maison de ses parents, et surtout sa rencontre passionnée avec une jeune femme, Laeticia, séductrice et imprévisible, pour laquelle il a décidé de quitter sa femme. Le film suit une construction temporelle éclatée, nourri d’aller-retour entre le passé et le présent du personnage au gré de son récit, de ses rencontres et de son voyage à la recherche de sa jeune compagne.
On trouvait dans Un homme, un vrai une mise en scène propice aux jeux de regards et aux décalages dans le jeu des acteurs, entre tentatives d’approche et d’éloignement. Dans ce film-ci, tout en rupture de ton et en contrastes, les Larrieux semblent creuser en priorité le contraste entre la liberté des relations interpersonnelles et la menace de plus en plus présente et lourde qui pèse sur eux dans ce contexte de fin du monde. Cet écart entre l’intime et l’universel, entre les expériences charnelles de Robinson sur la route et un monde sur le point d’imploser, le désir venant côtoyer l’horreur, c’est ce qui donne au film toute son étrangeté et procure à la fois un sentiment d’effroi et de jubilation couplé à une mélancolie diffuse.
Dans le récit d’avant la catastrophe, lors de la rencontre entre Robinson et Laeticia et au travers de leurs premiers émois, on perçoit à la fois une artificialité et une naïveté dans l’image et dans le son : des couleurs chatoyantes du coucher de soleil sur la mer associées à la musique enveloppante, ce qui produit un lyrisme presque faux et appuie le récit d’adultère de Robinson en voix off. On est ainsi plongé dans une atmosphère qui contraste fortement avec le Biarritz anxiogène, grisâtre et sombre du présent. Les Larrieu n’hésitent pas non plus à grossir quelque peu le trait dans le rendu de cette fin du monde qui couve, avec le surgissement d’actions plutôt baroques : les mouvements de foule à Pampelune accompagnées en hors champ d’explosions de bombes, la mort qui surgit en plein opéra. La société vire à l’anarchie et les événements qui surviennent sont si chaotiques qu’ils en deviennent parfois drôles. Face à la catastrophe imminente, la soif de désir des êtres se trouve décuplée, quitte à s’y perdre. Pour ne citer qu’un exemple : Robinson fait l’amour avec l’ancienne maîtresse de son père. Un autre personnage souligne : « C’est fou comme les actes n’ont plus aucune conséquence ».
De l’humour à l’effroi, du désir à l’horreur, il n’y a donc qu’un pas. Ceci participe à la richesse d’un film qui dérange sans créer le malaise, qui fait rire des personnages sans s’en moquer et qui nous laisse dans cet entredeux. Comme lors de l’épisode au Canada où Laeticia se fait enlever sous les yeux de Robinson ou à Taiwan où elle disparaît le laissant seul avec un plat typique et du saké. De nouveau, un décalage entre un humour grotesque (où les détails pittoresques ne sont jamais bien loin) et le drame qui se joue.
Que ce soit dans les Pyrénées, une maison isolée dans le Vercors, à Paris, Biarritz ou dans un monde apocalyptique, ce qui aimante les personnages et les désoriente, au fond d’eux-mêmes et par-dessus tout, c’est leur désir des uns pour les autres, qu’ils portent un masque ou non. Et ces quelques paroles tirées de la chanson de Léo Ferré « Ton style », qu’on entend dans Les Derniers Jours du monde entrent comme en écho, en résonance avec ces trois films :