critique &
création culturelle

Les Justes

La Révolte et/ou la mort

© Matthieu Delcourt

Du 18 septembre au 02 octobre 2025 se joue la pièce Les Justes d’Albert Camus, adaptée par Jean-Baptiste Delcourt au Vilar à Louvain-la-Neuve pour une et mise en scène moderne fidèle au texte originel. Avec une tension constante, la pièce explore les limites de la révolte et questionne la notion de violence au nom de la justice. Les Justes sera également jouée au théâtre des Martyrs à Bruxelles fin novembre 2025.

En reprenant, sans adaptation du texte, Les Justes d’Albert Camus, Jean-Baptiste Delcourt marque un grand coup. Jouée pour la première fois en 1949, la pièce s’inspire des actions de révolutionnaires socialistes russes de 1905. Préparant un attentat à la bombe contre le Grand-Duc Serge, oncle du Tsar, l’opération est annulée en dernière minute quand un des révolutionnaires se rend compte que le Grand-Duc est accompagné par sa femme, son neveu et sa nièce dans la voiture qu’il devait viser. S’ensuit un débat passionné : peut-on sacrifier des enfants au nom du bien commun ? Quelle est la valeur de la paix et de l’innocence construite sur le meurtre ? En d’autres termes, la fin justifie-t-elle les moyens ?

© Matthieu Delcourt

Le texte de Camus trouve un écho frontal avec l’actualité et les discussions sur la légitimité de la violence. Les protagonistes de la pièce incarnent différentes positions face aux questions du débat. Alors que Yanek, que l’on comprend être le personnage le plus léger, aimant profondément la vie, se positionne contre l’attentat des enfants, Stepan, rescapé du bagne et de la torture, le fustige sur la solidité de ses convictions révolutionnaires.

« Stepan : Des enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore. […] Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.

Dora : Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n'est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.

Stepan, violemment : Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution.[…] »

Les Justes n’est pas une critique de l’utilisation de la violence, au contraire, elle apparaît comme justifiée mais nécessitant des limites que les personnages essayent de trouver. Camus formule la question en termes d’honneur, la décision d’épargner les enfants sauvant celle de la révolution. L’écrivain joue également avec certaines contradictions de ses protagonistes adeptes de l’action directe. On se retrouve face à Yanek faisant de longues tirades sur l’amour et la vie alors qu’il s’apprête à tuer et sacrifier la sienne. Alexis, un autre poseur de bombe, incarne le personnage qui doute et reconnaît qu’il est plus facile pour lui de prendre la décision de tuer dans un des comités du Parti plutôt que de commettre l’acte lui-même. Et puis, que fait-on une fois que le geste est posé, que la bombe explose ? Les personnages semblent voués à la mort, et que ce soit au moment de l’attentat ou sur l’échafaud, c’est pour eux une source d’honneur que d’être condamnés pour que la justice triomphe.

« Mourir pour l'idée, c'est la seule façon d'être à la hauteur de l'idée. C'est la justification. »

Mais une question se pose encore : combien de Grands-Ducs doivent être assassinés pour détruire l’oppression ? Est-ce uniquement par l’action directe que le système peut s’écrouler ? Ces limites ne sont pas discutées dans la pièce. Comme dit plus haut, on pourrait lire et voir Les Justes comme une réponse au monde dans lequel nous sommes plongé·es : répondre à la violence déchaînée par une violence ciblée et limitée, au nom d’un idéal de justice supérieur. Le Vilar écrit à propos de Jean-Baptiste Delcourt : « Dans une époque débordant de dilemme éthique, il ressent l’urgence de faire résonner les mots de Camus ». Faire résonner ses mots en faisant participer Camus au débat n’est pas une mauvaise idée, mais replaçons également ses mots dans leur contexte. Le long silence de l’écrivain pendant la guerre d’Algérie et ses positionnements parfois conciliants avec le pouvoir colonial méritent d’être rappelés. Ces éléments en tête, les tirades sur la justice peuvent alors prendre une teinte un peu moins éclatante.

La mise en scène de cette version des Justes est simple mais efficace : une planque quelconque, des chaises en plastique défoncées avec quelques stickers « Free Palestine » apposés dessus, une table surmontée de la bombe, petit outil technologique, ainsi que d’un ordinateur portable. Au plafond, un trou béant et une construction métallique surmontée d’une lampe dont les jeux de lumières vont pouvoir nous faire changer d’ambiance en fonction des scènes. On comprend que nous ne sommes pas en 1905, mais bien à l’heure actuelle, que le Grand-Duc ne se promène pas à calèche mais en voiture, et que les services secrets traquent les révolutionnaires avec des mouchards comme des drones. À ces détails près, le texte de Camus peut être transposé mot pour mot à l’époque contemporaine sans que ce changement de décors nous choque.

© Matthieu Delcourt

Les comédien·nes incarnant les révolutionnaires sont pour la plupart assez jeunes. Cela permet probablement à un public d’adolescent·es et de jeunes adultes, celles·ceux-là mêmes qui doivent se construire dans le monde actuel, de s’identifier. Les répliques font mouche, le ton est juste et le jeu laisse place à la passion, essentiellement révolutionnaire. Les autres tourments humains, à commencer par l’amour, sont abordés avec retenue.

La pièce n’est pas qu’un long débat philosophique, il y a de l’action qu’on ne voit pas mais qu’on devine. Lors des attentats, qui ne sont pas montrés, les révolutionnaires restant dans la planque observent les mouvements de leurs camarades sur le terrain via l’ordinateur et décrivent ce qu’il se passe, des bruitages nous permettent également de mieux comprendre la scène. Et un suspens est maintenu de bout en bout : Yanek va-t-il poser la bombe ? Va-t-il mourir ? Sera-t-il condamné à mort ? Une musique quelque peu angoissante est jouée à bas bruit pour signifier le passage du temps, ce qui nous maintient immergé·e·s dans l’ambiance.

Ne serait-ce que pour son écho, la qualité du texte et de sa mise en scène, la pièce mérite largement d’être vue. C’est donc une très bonne nouvelle qu’elle soit également jouée au théâtre des Martyrs à la fin du mois de novembre de cette année.

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Les Justes

Texte d’Albert Camus
Adaptation et mise en scène : Jean-Baptiste Delcourt
Avec Alice Borgers, Jimony Ekila, Bogdan Zamfir, Egon Di Mateo, Adrien Letartre, Émile Falk et Anne-Claire
Scénographie : Matthieu Delcourt
Création lumières : Renaud Ceulemans
Création sonore : Marc Doutrepont
Création costumes : Micha Morasse

Vue le 18 septembre 2025

Au Vilar du 18 septembre au 02 octobre
Au Théâtre des Martyrs du 20 au 29 novembre

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