Proposés sous forme de lecture au Théâtre de la Vie par la troupe de l’Infini théâtre, les Justes d’Albert Camus prennent par les temps qui courent un sens tout particulier.
Camus publie les Justes en 1949. La Deuxième Guerre mondiale est encore une plaie à vif dans les chairs de l’Europe. D’Est en Ouest, d’Ouest en Est, les deux grands chiens de faïence impériaux se regardent ; la guerre froide s’annonce. En France, le Parti communiste n’a jamais été aussi puissant et Sartre, frère de plume de Camus, se rapproche de plus en plus de la « route » soviétique, qu’il finira par rejoindre en 1952.
C’est dans ce contexte que Camus pose la question du terrorisme révolutionnaire, du sacrifice, du crime, de l’espoir, de la haine, de la révolte… Sa pièce raconte l’assassinat d’un grand-duc de Russie, en 1905, par une petite cellule de socialistes-révolutionnaires. Le plus important, dans les Justes , ce n’est pas la dimension politique du meurtre, mais le destin de ces terroristes qui « n’ont pas pu guérir de leur cœur », comme l’écrit Camus dans le petit texte introductif de la pièce.
L’Infini Théâtre a choisi de proposer une version « lue » du texte. Quoique, quand les lumières s’éteignent, on ait plutôt l’impression d’avoir vu une sorte d’hybride entre la lecture et la représentation. La mise en scène est simple et soignée : quelques tables, deux jeux de chaises (qui permettent de signaler la présence, ou non, des personnages sur la « scène ») et un écran où sont projetées des images illustratives – parfois bienvenues, comme celles des enfants du grand-duc, que le public peut regarder avec les mêmes yeux que le lanceur de bombe ; parfois superflues, comme ces portraits, à la fin, sur le devenir des personnages, qui font penser à la conclusion d’un film historique hollywoodien.
Si les acteurs tiennent le texte entre leurs mains, ils ne le lisent qu’une fois sur deux. Mais comme le décor est posé, que la mise en scène est bien là et que le jeu est souvent excellent et enflammé, on finit par oublier qu’on assiste à une « lecture » – le pouvoir du théâtre, l’illusion qui lui est propre, reprenant le dessus. La force des mots suffit, mariée à leur incarnation vivante, pour abolir la présence physique du texte.
Les différentes figures, toutes à la fois humaine et allégorique, se déploient : Stepan (Abdel El Asri), le militant jusqu’au-boutiste, le stalinien en puissance, meurtri par la dictature et qui est prêt à imposer au peuple ce qui est bon pour lui ; Yanek (Vincent Huertas), l’idéaliste romantique, le poète lanceur de bombe, qui veut tuer pour faire disparaître le meurtre, celui qui a décidé « d’être innocent » ; et Dora (Laure Voglaire), l’humanité centrale du groupe, celle qui doute, parle d’amour et du printemps, la seule qui accepte de voir au-delà de la Cause mais qui conclura la pièce en annonçant son sacrifice prochain.
Monter les Justes les 21 et 22 mars 2017, la même semaine que la commémoration des attentats de Bruxelles, voilà qui n’avait bien sûr rien d’anodin. L’intention de l’Infini Théâtre est clairement de partager les réflexions de Camus sur la violence politique devant un public belge qui l’a justement subie peu de temps auparavant. Comme l’a fait remarquer Dominique Serron, la metteuse en scène, dans une séance de questions-réponses avec le public, leur spectacle s’inscrit dans une logique d’éducation populaire. Elle a résumé son intention en expliquant que Camus aurait voulu qu’on s’exprime avec des mots et pas avec des bombes.
Et il me semble que c’est peut-être la seule limite sérieuse de cette version des Justes : lui accoler une interprétation morale pacifiste. Camus n’a pas écrit une pièce contre la violence, mais s’est interrogé sur les causes et les effets de celle-ci. La deuxième partie de son introduction précise d’ailleurs qu’il ne s’est pas inspiré de faits réels par « paresse d’imagination, mais par respect et admiration pour des hommes et des femmes qui, dans la plus impitoyable des tâches, n’ont pas pu guérir de leur cœur ». Il ajoute que la tentation de la haine, bien présente dans la pièce (en particulier chez Stepan) est devenue « un système confortable » – manière d’évoquer l’évolution du processus révolutionnaire et le devenir totalitaire de la révolution russe.
Mais Camus récuse-t-il pour autant l’utilisation de la violence politique ? Cette pièce ne permet pas de le dire, elle ne tranche pas, elle ne juge pas – d’ailleurs, Yanek le dit : les justes ne peuvent être jugés ni par les hommes ni par Dieu. En réalité, si on se lançait dans une lecture morale de la pièce, on devrait sans doute distinguer les types de violence, les intentions, les idéaux… Exercice qui est devenu presque impossible dans nos pays où la violence politique – qui n’est pas celle de l’État – sera systématiquement présentée comme criminelle. Camus ne fait bien sûr pas non plus l’apologie du terrorisme, mais les Justes est une tentative de comprendre ceux qui jettent les bombes et sacrifient leurs vies. Pas un anathème.
Camus essaie aussi de comprendre la quête du sens inhérente au sacrifice. Tous les personnages cherchent à se réaliser pour fuir la douleur du passé, le vide du futur, la misère, la domination tsariste et bien sûr l’absurdité de la vie, thème cher au philosophe-écrivain. Le rôle de l’amour dans la pièce est sans doute la meilleure illustration du problème du sens. Yanek parle d’amour, mais d’une forme sublimée, presque hors-sol ; il ne parle pas du désir de vivre pour l’autre, mais de l’admiration sans borne pour l’idée. Dora, au contraire, parle d’amour comme d’une source d’existence, de chaleur, c’est le printemps de l’âme, alors que leur longue lutte est un hiver sans fin ; elle met tous les autres devant le fait accompli : ils vivent sans amour.
Si les Justes doit servir à éveiller nos consciences et la conscience de la jeunesse belge, c’est sur le besoin de révolte et d’amour, et toujours des deux ensemble. Certes, il faut reconnaître la puissance qu’elle donne aux mots, mais c’est une pièce volcanique, qui offre avec ses cendres la possibilité d’un renouveau, la possibilité de l’action. Camus ne doit pas devenir un gardien du temple mais bien un pourvoyeur d’intelligence et d’espoir. Les justes d’hier n’ont pas grand-chose à voir avec les martyrs d’aujourd’hui ; mais les sources taries de sens et de l’amour et les sources débordantes de poussières et de haines, elles, sont toujours les mêmes, hier, aujourd’hui et demain.