Les sœurs Hilton
Visions du monstre
Dans Les sœurs Hilton, Valérie Lesort et Christian Hecq (avec la Compagnie Point fixe) s'emparent avec humour de la thématique des freak shows pour cette nouvelle saison du Festival de l'Horreur au Théâtre de Namur. Une pièce qui ose la carte du comique outrancier pour aborder des thématiques de déshumanisation, d'exploitation et la monstration du corps.
Les sœurs Hilton ont vu le jour dans un monde qui ne leur offrait que peu d'options. Nées en 1908, abandonnées par leur mère et recueillie par une sage-femme voyant en elles une belle opportunité financière, elles deviennent des icônes d'un genre particulier du spectacle de foire : celui des freak shows, ces événements qui exposaient des personnes aux corps ou aux parcours jugés anormaux. L'histoire racontée ici n'est que le reflet grossissant de la vie réelle de Violet et Daisy Hilton, sœurs jumelles siamoises connues au début du XXe siècle pour leurs numéros de cabaret, puis leurs spectacles de music-hall, et surtout leur apparition dans le film Freaks (La monstrueuse parade) de Tod Browning en 1932. À travers cette adaptation théâtrale par la compagnie Point Fixe, nous voyons les sœurs Hilton, objets de curiosité, de dégoût et de désir, passer de la scène de la fascination morbide à celle de la gloire, pour finalement sombrer dans l'oubli et la misère. C'est une tragédie comique qui se déroule sous nos yeux, une tragédie grandiloquente, pleine de numéros de cabaret, de chansons burlesques et d'humour grivois.
La thématique du freak show implique deux composantes intimement liées : les freaks et le show, le monstre et les voyeur·euses, ce qu'on donne en spectacle et les spectateur·trices. Si la pièce réussit brillamment quelque part, c'est dans sa mise en scène, avec cette grande structure écarlate digne d'un cirque ambulant, ouvrant son rideau sur différents tableaux de la vie des jumelles. Surplombant le tout, un musicien plus ou moins visible (Renaud Crols) et surtout, juste au-dessus de l'année qui défile, un œil gigantesque. Jamais la mise en scène, ni le décor, ni les costumes, ne nous laissent oublier que tout cela est un spectacle, une représentation dans laquelle le monstre n'existe que parce qu'il est désigné comme tel. Et puisque la monstruosité réside dans le regard des spectateur·trices, le regard des voyeurs de cette mise en scène grotesque pourrait se retourner contre elleux, révélant leur propre perversité.
La mise en scène est ainsi à l’image de la dualité entre la répulsion que suscitent ces corps hors normes, exhibés, et la monstruosité de ceux qui les marginalisent, les fétichisent et les exploitent… et nous, qui nous régalons du spectacle : une scène d’épouvante en pleine lumière, accompagnée de musique et d’éclats de rire. La pièce brille par son caractère grotesque qui camoufle l’horreur autant qu’elle ne l’exacerbe : un humour clownesque, descouleurs criardes, des lumières vives, un jeu d'acteur·rices outrancier, des décors prenant les plus beaux atours kitsh du cirque, l'irruption de la danse, du chant, de la magie et des numéros de cirque. C'est haut en couleurs, un poil vulgaire, ça oscille entre le burlesque et le beau mais difficile de détourner le regard face à la déshumanisation de ses protagonistes.
La fascination mêlée de dégoût face aux corps difformes, mutilés ou étranges est partout dans les récits horrifiques. Le handicap met mal à l'aise, voire fait peur : Freaks bien entendu, Massacre à la tronçonneuse, Hellraiser tirent leur caractère horrifique notamment du body horror, c'est-à-dire de la mise en scène de la mutilation, de la destruction ou de l'altération des corps. Et ajoutez par-dessus le marché une fétichisation de la gémellité, une fascination également exploitée par le cinéma horrifique, de Shining à Tin & Tina en passant par Faux-Semblants de Cronenberg. Les jumelles, c'est celles qui partagent un lien qu'on a du mal à cerner, celles dont l'étrange familiarité trouble, et celles – puisque le patriarcat ajoute son grain de sexualisation à la fétichisation – qu'on aimerait bien mettre toutes deux dans son lit. Bref, gémellité et handicap font bon ménage dans le grand panel de l'horreur.
On saluera le jeu des comédien·nes, particulièrement dans leur gestuelle aux accents de comédie burlesque, avec deux duos qui fonctionnent à merveille. D'un côté, Valérie Lesort et Céline Milliat-Baumgartner à la complicité autant troublante que réjouissante. De l'autre, Christian Hecq et Yann Frish incarnant tour à tour la tante Hilton, le prestidigitateur Houdini, différents personnages de cirque ou de freak show (un homme-tronc, un pétomane, un lanceur de couteau...).
Les sœurs Hilton nous invite à repenser la monstruosité et la déshumanisation à travers une lecture burlesque et tragique à la fois. Par le biais de la scénographie clownesque, du numéro de cabaret et du récit tragique des sœurs Hilton, la pièce interroge la frontière entre le grotesque et l'humain, la beauté et l'horreur. Et plus on en rit (car Les sœurs Hilton est franchement drôle), plus on est dérangé·e par cet œil qui nous surveille d'au-dessus de la scène et qui nous rappelle que le monstre n'est pas celui qu'on croit.