En septembre 2020, Freeze Corleone sortait son premier album studio : LMF ou La Menace fantôme. Le rappeur d’origine italo-sénégalaise y explore les eaux troubles de sa doctrine : un abysse froid et anxiogène, hypnotisant par sa profondeur. Une plongée longue loin des plages fréquentées.
LMF est la première sortie Studio de Issa Lorenzo Diakhaté ou Freeze Corleone. Sorti le 11 septembre 2020, LMF ou La Menace Fantôme affirme les codes déjà développés sur son EP Projet Blue Beam : une immersion dans un musée des mystères de nos sociétés, de l’Homme et de ses vices, associée à un ego-trip très particulier. Le projet est ponctué de textes politiques provocants exprimant un rejet du parcours artistique classique. LMF s'ancre dans une logique de performance technique tout en se reposant sur les bases thématiques du Projet Blue Beam , d’où l’importance de connaître d’avance cet univers. L’approche de LMF devient donc plus facile d’accès pour un auditeur qui a déjà les codes.
Cette fois-ci, Chen Zen1 explique sa stratégie et ses valeurs tout au long du projet. Ici, le focus se trouve dans la performance musicale. Le rappeur utilise une diction plus rapide et plus claire, ainsi qu’une attention particulière à la technicité des rimes et aux mélodies sombres. Les compositions inspirent le thriller ou le film de guerre épique, à la différence du Projet Blue Beam qui est plus lent, plus bas, plus brut et axé sur une optique narrative ou la musicalité est moins léchée.
LMF permet à Freeze de rappeler d'où il vient et quelles sont ses ambitions, en amenant la caméra dans les coulisses de son travail. Il y parle des accords avec la plateforme de distribution Distrokid qui lui permet de transmettre ses projets en gardant possession de ses masters, privilège endémique à la musique indépendante. Cela nous permet d’identifier chez lui une notion de fidélité vis-à -vis de ses collectifs, de ses partenaires mais aussi de rester fidèle à lui-même. Freeze Corleone prône l’indépendance et l’originalité artistique à l'opposition de la musique mainstream . On l'entend donc souvent se différencier des autres rappeurs par ce critère. C’est là aussi que son refus de participer à des expositions en télévision ou radio prend son sens. Cette distance affichée avec les médias de presse télévisée, écrite et de radio s'alimente aussi par sa fascination pour le pouvoir et les liens étriqués entre presse et politique qu’il suppose dans ses textes. On comprend un manque de confiance et une volonté de s’élever seul hors d’un système capitaliste classique. On comprend qu'il tente d’éviter de faire profiter ce qui représente pour lui le soft power occidental mais sans pour autant s’éloigner d’une volonté matérialiste.
« Pétasse, j'suis 'fonce dans l'vaisseau comme Albator Ceinture Ferragamo Salvatore (Han), j'suis Gianluigi, t'es Salvatore »
Cette thématique fréquente dans les textes du rappeur laisse tout de même un flou qui rend l’interprétation difficile, comme le rappeur s’exprime en affirmations. La musique n’est donc pas une invitation à la comprehension mais s’impose comme détenteur d’un savoir obscur, dont seul Freeze Corleone et son groupe ont le secret. D'où aussi l’esthétique de la secte2 que le rappeur utilise pour dénommer sa communauté et son collectif.
Il est cependant probable que cela ne serve qu'une esthétique, un personnage. Freeze Corleone prend le pseudonyme Freeze Raël pour son introduction en faisant référence à Raël, fameux gourou des années 2000 . Une prise de position plutôt rassurante, étant donné qu’il ne cache en rien son utilisation de cette thématique : on ne peut qu’en déduire une forme d’autodérision. Sachant l’influence qu’il a sur sa communauté on peut tout de même se poser la question de la prudence de ce genre de texte qui pourrait certainement déteindre sur un auditeur trop premier degré. La question pourrait se poser aussi pour la consommation de drogues ( lean , cannabis etc.). Thèmes qui sont souvent repris et édifiés en outil de clairvoyance voir comme outil de performance. Encore une fois, cet argument peut être déconstruit par le simple fait que le rappeur pose un avertissement morbide à ceux qui seraient tentés de l'imiter. Par exemple dans le titre « rap catéchisme » :
« F uck le lin, R.E.P Mac Miller » 3
On retrouve beaucoup d'influences U.S. et Boom Bap4 dans les sonorités mais aussi dans la syntaxe très spéciale de Freeze qui sont plus comme des clin d’œil à la manière anglaise de construire des phrases.
« Fuck la salle, j'suis à propos des armes à feu comme la NRA. »
Freeze s’entoure de rappeurs aux même codes comme Alpha Wann qui partage son appréciation des qualités techniques d’écriture passant par les rimes riches et les figures de styles en tout genre ainsi que de débit de parole rapide. D’un autre côté, on retrouve des icônes rap qui l’ont inspiré comme, Alpha 5.20 ou encore le Roi Heenok. LMF plaira aux auditeurs curieux de découvrir un nouveau genre de rap où la musique inspire des associations visuelles très fortes et confère au projet un aspect cinématographique et mystique. Pour pallier cette distance avec l’auditeur, Chen Zen utilise des références aux jeux vidéos, au cinéma, au basket…
« Soupape par la droite comme Kyle Walker (sku) J'fume la Skywalker, v'là d'midi-chloriens comme un Skywalker (pétasse, eh, walker) »
La seule difficulté d’accessibilité du projet réside dans l’aspect cryptique des textes qui ralentit leur compréhension. Le parti pris est intéressant pour ceux qui ont envie de pousser la compréhension plus loin. En écoutant LMF , on se sent démuni comme lors d’un premier jour d’école, mais aussi excité d'explorer de nouveaux thèmes et de nous élever dans notre culture générale. La Menace fantôme est un manifeste à destination de ses auditeurs, une invitation à développer son esprit critique, à s’intéresser à la culture et à l’histoire : on en ressort enrichis. Freeze Corleone a souvent été condamné pour ses sujets controversés et ses paroles choquantes. À la sortie de LMF, on l’accuse d’antisémitisme et de faire l’apologie du nazisme. Comme souvent, ces accusations prouvent la méconnaissance de l’aspect cinématique et provocateur des textes rap. Il faut en fait comprendre que les phrases en « je » ne font qu’illustrer des idées collant à l'univers du personnage de Freeze Corleone. Il faut interpréter ces paroles comme une vulgarisation d'idées dans des contextes extrêmes et non pas une affirmation caractéristique de l’artiste. Il faut garder en mémoire que les textes de rap ne s’écrivent pas comme ceux de Brel ou d’Aznavour : le rap est provoquant, il enfonce des tabous sans retenue, exactement comme le ferait un média satirique comme le Canard Enchaîné ou Charlie Hebdo.
«
Mort aux porcs, justice pour Adama
»
«
S/o les Indiens d'Amérique, s/o l'esclavage, R.A.F des *bip* (Sku, sku)
»
La fin est autocensurée par Freeze Corleone qui fait référence à la Shoah après l’acronyme de « rien à foutre ». Il exprime ainsi une concurrence mémorielle entre deux crimes contre l’humanité et remet en question la hiérarchie dans nos représentations mentales de ce genre de drame. Freeze Corleone remet en question les images qu’on se fait de l’Histoire de manière violente, mais au profit d’une mise en lumière des drames non pas dans l’optique de nier l'existence de ceux déjà reconnus. C’est grâce à ce mécanisme que l’artiste nous fait passer sa philosophie : il répond à une exclusion des souffrances de la culture dont il est issu. En jouant au méchant en remettant en question nos acquis sur des questions historiques, il devient en quelque sorte le porte-parole des opprimés, des oubliés. C’est aussi pour cela qu’on l'entend souvent incarner des antagonistes de la culture occidentale par des pseudos qu’il emprunte au cinéma ou à des personnages historiques considérés comme malfaisants, incarnant une menace pour le capitalisme et l’impérialisme européen et américain. Une preuve supplémentaire de l'aspect militant et politisé du rappeur qui vise à pousser à la réflexion et à bousculer l’auditeur dans cette esthétique et musicalité.
« 20-20, le rap, c'est satanique comme le rock »