Lune de la compagne Kaori
Utopie politique et révolutions intimes
Lune, la nouvelle pièce de la compagnie Kaori présentée au Rideau de Bruxelles, livre un coup de poing et une main tendue : caisse de résonance de la violence faite aux femmes, et flambeau d’espoir incarné par une Antigone moderne, Lune Bogaert, intentant un procès contre l’État belge pour inaction envers l’inégalité hommes-femmes. C’est l’histoire d’un cri, et d’un regard.
La vie naît dans le cri. Du nourrisson subissant la chute, de l'aquarium harmonieux du refuge maternel en plein dans le chaos vrombissant du monde. Le cri comme première manifestation de la vie. Mais aussi de la survie, lorsque l’existence court un danger. C’est à cet esprit que se rattache Lune, deuxième volet de la Trilogie du Cri, écrite par Pamela Ghislain et mise en scène aux côtés de Sandrine Desmet, toutes deux membres fondatrices de la compagnie Kaori. Au coeur de ce projet, l’urgence de faire voir et entendre la condition humaine de la femme. Pour ne pas laisser un tel enjeu s’oxyder dans l’air de l’indifférence collective. Anna, le premier volet de cette constellation de trois femmes-flambeaux, explore la zone grise du consentement. Chaque oeuvre porte le nom d’une femme-martyre, porteuse d’un cri.
Or, pour franchir la digue de notre conscience, un raz-de-marée s’impose. La houle de l’habitude a anesthésié nos sens, fracassée contre le carrousel du statu quo déterministe. Ce raz-de-marée, cet infiniment grand, emprunte ici la corpulence d’un petit bout de femme, haute comme un punching-ball sur pied : Lune. Lune Bogaert.
Un beau jour, cette femme ordinaire entreprend une action extra-ordinaire : s’engager de plein fouet dans la lutte d’émancipation des femmes en s’attaquant à l’un des plus grands leviers du problème et de la solution, l’État belge, fustigeant son déni vis-à-vis de l’inégalité. Lune voit la réalité en face. Ne fermera plus les yeux. Ne battra plus des paupières tant qu’un tel fléau accablera les femmes. Ses pupilles se mueront en miroir de l’aveuglement coupable de la société. En boomerang de la violence. Lors de son dépôt de plainte, elle rencontre la greffière Darya (habilement campée par Janie Follet), une mère de famille bien rangée, faussement exemplaire, béquille complice du patriarcat. Pour affronter les rouages du système juridique et plaider sa cause, Lune s’attire les faveurs d’un avocat réputé, carriériste et archétype du BCBG : Gabriel (brillamment interprété par Soufian El Boubsi). La pièce montre le parcours du combattant de Lune, et l’évolution de sa relation avec deux alliés improbables. D’abords caricatures du système, ils passeront peu à peu dans le camp anti-système, changeront de regard sur l’existence, Lune ayant pour ainsi dire planté une graine d’humanité et de conscience au sein de leur âme. Tout au long de cette quête, se succèdent heurts et aubaines, geysers d’espoir et couperets sociaux et légaux. Après un début prometteur (alliances nouées, gratuité des services de l’avocat épris d’empathie pour Lune), presque miraculeux, l’ombre de la malédiction et des premiers retours de bâton se dessine : lenteur bureaucratique, opportunisme médiatique, agressions verbales et physiques. Que restera-t-il des flammes de la justice assaillie par les flots de la violence et de l’indifférence ? S’éteindra-t-elle ?
Dès l’afflux du public dans les gradins, la comédienne Astrid Akay joue. Joue ? Ou plutôt, incarne, est. Les spectateurs défilent. Elle déplace son regard de glace enflammée. La pièce n’a pas encore commencé mais la réalité qu’elle dénonce la précède et lui succédera. Ce regard émet-il un feu de détresse ? Un appel au secours ? Un blâme ? Une accusation ? Toute la pièce durant, Lune ne tournera pas le dos, affrontera sa condition, les jugements, et regardera son destin droit dans les yeux. Lune, sorte de pyromane de l’herbe de l’oubli, nous prend-elle à témoin de la réalité sur et hors scène, nous culpabilise-t-elle ou nous responsabilise-t-elle ? Cette dimension méta apporte une couche de sens et de dramatisation. Lune nous dévisage depuis un promontoire évoquant les marches du Palais de justice de Bruxelles. Décor d’une redoutable efficacité : l’escalier symbolise l’ascension et la chute, le changement et le va-et-vient cyclique. En haut, une plateforme où évolueront les personnages, flanqué d’une paroi éclatée servant d’écran de projection d’images, tantôt métaphoriques tantôt tirées de la réalité urbaine bruxelloise.
La révolte de Lune se traduit autant par le cri que par le regard : libération du cri étouffé des femmes, et harpon oculaire lancé à travers leur chape d’invisibilité en société. Un cri qui révèle le visible. Un regard qui impose l’écoute. Portés par l’écriture subtile de Pamela Ghislain, une esthétique de l’inachèvement où parfois des répliques s’évanouissent en points de suspension, comme la fraîche fumée d’une flamme éteinte, pour rendre palpable l’indicible. Un verbe tantôt acéré (pour dire l’horreur de manière frontale), tantôt flottant (pour évoquer plus que pour asséner).
J’ouvre les yeux. Mes pupilles se dilatent pour dompter cette obscurité.
Je suis à terre. La douleur m’empêche de respirer. Je perçois des formes,
quelque chose devant moi : des chaussures. Ils sont trois.
(Lune)
Seul regret : le manque de langage corporel, de théâtre physique et dansé. Malgré un début poétique où la comédienne, sur fond d’un écran projetant des remous et des vagues, se fend de mouvements qui font chavirer l’âme.
Si tout le spectacle s’apparente à un cri métaphorique, il comporte aussi un cri au sens propre, ou du moins une saillie virulente, enflammée. Un cri verbalisé. Survenu au milieu de tranches de silence savamment orchestrées et propices à l’éruption de la puissance dramatique. Un cri dans le Cri.
Collision de l’intime et du politique
Mais… que voit-on ? Qu’entend-on au juste ?
Au diable les grands discours et les manifestes idéologiques, Lune ne s’aventure pas sur le terrain de la démonstration logique ou du militantisme moralisateur :
La pièce ne juge pas, elle dépose simplement trois vies,
trois trajectoires dans l’espace.
(Pamela Ghislain et Sandrine Desmet)
Car l’heure ne se prête plus aux banderoles verbales mais aux actes décisifs. Finie, la parole. Place au cri, à l’instinct de survie. Le cœur de la pièce réside dans le déploiement de la lutte, son vécu intime, et le rayonnement, les répercussions d’une quête de justice sur la vie de deux personnages rencontrés. De la tension entre les champs de la politique et de l’intime : l’utopie collective ardemment désirée par Lune s’accompagnera d’une révolution, mais intime. Bouleversant les plaques tectoniques de l’existence de Gabriel, l’avocat, et de Darya, la greffière du tribunal, arrachés au moulin ronronnant du quotidien et aux masques sociaux, propulsés sur la scène de l’être-authentique, de l’humanité pleinement assumée, de la rédemption.
Lune, comme Anna, raconte l’histoire d’un événement censé avoir lieu qui n’advient pas : le procès n’est pas montré sur scène, le débat politique et philosophique reste lettre morte. En revanche, un événement inattendu voit le jour : le renversement du paradigme des deux personnages secondaires. En effet, le personnage de Lune n’évolue pas vraiment dans la pièce : malgré ses moments de fragilisation (objet d’agressions physiques et verbales), elle ne fait pour ainsi dire presque jamais preuve de fragilité. Même couchée sur les marches du Palais de justice, en signe de protestation au délai ahurissant de traitement de sa demande, sa volonté semble toujours debout. Même en position de faiblesse, livrée en pâture aux aléas des violences urbaines, elle ne paraît pas faible. Jusqu’au bout, peu importe le prix à payer, elle témoignera d’une volonté sacrificielle et d’une détermination absolue, pure. Sa vie changera, pas elle. À l’opposé, les personnages de l’avocat et de la greffière évoluent radicalement, passant du faux au vrai, du carriérisme et du conformisme à l’audace et au courage. Au début simples caricatures, coquilles vides, il s’humanisent au fur et à mesure, au contact de Lune, au rythme de ses épreuves. Jusqu’à devenir pleinement eux-mêmes et humains. Exemple édifiant de cette métamorphose d'humanisation : l’enfant de Darya finit par représenter sa mère dans l’un de ses dessins, alors qu’auparavant elle ne l’intégrait jamais.
Ainsi, Lune sacrifie l’intime (vie privée et occupations de jeunes de son âge) sur l’autel de la politique, tandis que Darya et Gabriel sacrifient le confort social au profit d’une cause politique devenue intime. L’action et l’ascension existentielle de ces deux personnages met d’autant plus en lumière l’immobilisme du reste de la société : Lune vivra son parcours du combattant essentiellement seule, même lors de sa grève de la faim et malgré la ferveur médiatique. Conséquence tragique de cette solitude, elle décédera suite à la dégradation de son état de santé, aux airs de suicide sacrificiel. Lune a défendu l’Humanité, mais se retrouve face à l’inhumanité, abandonnée, ses deux protecteurs impuissants. D’où une question, en filigrane : s’agit-il seulement d’un procès dirigé contre l’inaction de l’État belge ou également contre la collectivité dans son ensemble, trop passive ?
En un sens, cette œuvre s’empare d’un enjeu sociopolitique pour le restituer dans une forme plus pure que dans la réalité : sous les traits d’un être entièrement dévoué à son sacerdoce humaniste. Là où, dans le réel, la pureté, l’Absolu, l’Idéal, s’atrophient dans les jeux de pouvoir et les compromissions, l’art les maintient intacts, pour nous rappeler l’éclat et l’horizon qu’ils recèlent.
Lune nous rappelle aussi la nécessité de l’art : transmettre à la fois la douleur de l’existence et sa part de beauté, de sublimation. Tout en nous incitant à dépasser le statut de consommateur de fiction pour endosser le rôle d’acteur citoyen.