critique &
création culturelle

Man of Steel

Le messie platonique
Autopsie philo-cinématographique #5

Pouvoir, justice et éducation : Man of Steel revient aux fondements de la nature citoyenne. Plus qu’un simple film de superhéros, celui de Zack Snyder convoque notre double héritage civilisationnel. Platonisme et christianisme coulent dans les veines du héros à la cape rouge.

Un chouilla nietzschéen, un chouilla kantien, le Superman de Snyder fait passer les autres itérations du superhéros de DC Comics pour des caricatures. Et au vu des dernières bandes annonces du prochain Superman prévu cette année, ce n’est pas cette nouvelle version, signée James Gunn, qui prouvera le contraire. Man of Steel (2013) n’est jamais que la suite logique d’une filmographie marquée par la figure du surhumain (300, Watchmen, Sucker Punch). Au même titre que The Dark Knight de Nolan – qui produira d’ailleurs le film de Snyder – Man of Steel, de par son nom, brouille les pistes. Son film offre une approche différente du héros de Métropolis. Le nom même de Superman y est rarement évoqué pour se centrer davantage sur sa véritable identité : Kal-El/Clark Kent. Le héros de Métropolis se montre plus introspectif, et l’histoire qui le révèle plus dramatique. La palette de couleurs dominée par des tons froids et désaturés renforce cet aspect mature du film. Tout en arborant une plasticité ciselée, Henry Cavill a ôté son slip rouge et coupé sa mèche rebelle. Oubliez les touches d’humour et de couleurs chatoyantes, Snyder a vêtu de bleu acier et de gravité son Superman.

Krypton, la « cité idéale » 

À l’instar du Superman de 1978 (Richard Donner), Man of Steel s’ouvre sur les dernières heures de Krypton. Une séquence palpitante nous fait suivre la naissance de Kal-El, le coup d’État de Zod et l’implosion de la planète par son noyau. Effets spéciaux et costumes surprenants sont au rendez-vous. Pour se démarquer de la blancheur aveuglante du Superman de 1978, Krypton est coloré de tons métalliques et ternes donnant une patine froide et crépusculaire à la planète moribonde. L’originalité du film de Snyder est d’exposer la mécanique de procréation de cette civilisation technologiquement avancée. Les douleurs de la maternité ont été supprimées par un système programmé des naissances. Les Kryptoniens naissent dans des couveuses qui rappellent les champs d’élevages de Matrix (1999). Un artefact connu sous le nom de « codex génétique » – un crâne archaïque – sera le MacGuffin du film. Il contient le génome kryptonien à partir duquel est créé artificiellement chaque nouveau-né.

De cette mémoire génétique émerge un système de castes. Les individus remplissent des rôles spécifiques. On découvre dès le début du film trois de ces catégories : les guerriers, les savants, les dirigeants. Une quatrième, les producteurs, nous est suggérée bien plus tard à l’occasion d’un violent échange entre le Général Zod et Superman :

« J’ai été élevé pour être un grand guerrier. On m’a entrainé ma vie entière à maîtriser mes sens. Toi, où t’es-tu entrainé ? Dans une ferme !? » (Zod)

Difficile de ne pas établir un parallèle entre cette description de Krypton et la cité idéale de Platon. À plus forte raison, la référence à Platon se lit à l’image. La République, ouvrage phare de sa conception du politique, apparaît lors d’une séquence en flashback. On y voit Clark Kent/Kal-El plongé dans sa lecture lorsque des jeunes de son âge viennent le harceler. Mais la sagesse platonicienne semble déjà s’être infusée en Clark qui ne rendra aucun coup, la retenue dont il fait preuve étant montrée comme sa véritable force.

C’est peu de le dire, Platon n’appréciait pas particulièrement le système démocratique, lui préférant un gouvernement éclairé et structuré. Dans La République (Livres II à IV), il imagine une cité idéale, organisée en trois castes interdépendantes, chacune correspondant à une partie de l’âme juste. Son utopie vise avant tout une justice harmonieuse. Chaque individu accomplit la tâche qui correspond à ses capacités, sans empiéter sur celles des autres. La classe des producteurs (agriculteurs, artisans, commerçants) répond aux besoins matériels de la société. Les gardiens auxiliaires assurent sa protection. Enfin, les philosophes-rois forment la partie gouvernante. Chacune de ces castes incarne l’un des trois aspects d’une âme équilibrée : la tempérance, le courage et la sagesse. Ainsi, cette organisation n’est pas seulement un modèle politique, mais aussi une métaphore de l’âme humaine, une représentation harmonieuse et idéalisée de ce qu’il y a de meilleur en nous.

Dans La République, l’éveil de chaque individu à sa nature profonde passe par l’éducation. Sur Krypton, cet éveil résulte d’un assemblage génétique – processus déjà exploité au cinéma dans la brillante dystopie Bienvenue à Gattaca (1997). Dans les deux cas, on retrouve un système de castes au service de l’intérêt supérieur de la collectivité. Mais hiérarchie ne rime pas toujours avec harmonie. Cette ingénierie sociale rigide trouve ses limites dans un certain mépris de classe. Sur Krypton, les politiciens ignorent les avertissements des scientifiques, tandis que les guerriers méprisent les autres castes. Le Général Zod prône même une purification des lignées génétiques – un écho aux heures sombres de l’Histoire. Krypton n’est finalement pas la cité idéale ; ou plutôt, Zack Snyder semble suggérer que la cité idéale de Platon doit rester une vue de l’esprit. À l’état pratique, cette conception du politique se transforme en dystopie. C’est un monde figé, où le hasard de la vie s’est éteint. Tout y existe par nécessité, suivant un schéma prédéterminé qui exclut toute forme de liberté authentique.

Zod, le gardien inconditionnel

Un bon film de superhéros dépend de la qualité de son antagoniste principal. À première vue, le Général Zod n’apparaît pas comme l’adversaire le plus subtil. Pourtant, sa genèse le rend bien plus crédible que pléthore de super-vilains caricaturaux qui pullulent au cinéma depuis des années. Génétiquement programmé pour protéger Krypton, Zod incarne à la perfection le rôle du gardien auxiliaire platonicien. Dès lors, ce gardien n’aura de cesse de vouloir recréer Krypton, sa cité idéale, sélectionnant les lignées dignes d’en faire partie – raison de son coup d’État avorté au début du long-métrage. Zod agit ainsi avec la même nécessité qu’une machine. Il est incapable d’entrevoir un autre destin que celui pour lequel il a été conçu.

Dans ce rôle, Michael Shannon est l’un des grands atouts de Man of Steel. Face à Henry Cavill, il crée un contraste saisissant, une opposition aussi physique que philosophique. Son interprétation de Zod évite toute grandiloquence. Le Général transpire une autorité naturelle et une aura tragique. Incarnation de la part guerrière de l’âme platonicienne, il est mû par une mission dont il ne peut s’écarter : il est condamné à accomplir sa nature. Shannon exprime cette brutalité par son expression de buffle et son ton grave. Chacune de ses apparitions est marquante, amplifiée par une bande-son tribale à l’agressivité viscérale. Sa quête le lie au codex qui s’avère être Kal-El lui-même. Pour rebâtir une nouvelle Krypton, le génocide d’une planète et la mort d’un compatriote lui sont acceptables. Il est entre-autre soutenu par Faora (Antje Traue), sa lieutenante inconditionnelle qui démontre un caractère plus insensible que le métal. Mais Superman et ses alliés humains contrecarrent les plans de Zod et éliminent ses partisans surhumains en les éjectant dans un trou noir. Esseulé et défait, Zod voit le sens même de son existence littéralement réduit en poussière :

« Je n’existe et je ne vis que pour protéger Krypton… c’est le seul but pour lequel on a programmé ma naissance, et ce qui guide chacun de mes actes aussi violents ou cruels soient-ils, c’est uniquement l’intérêt supérieur de mon peuple. Et, à cause de toi, je n’ai plus de peuple. Mon âme, c’est mon âme que tu m’as volée ! » (Zod)

Acculé au désespoir, Zod bascule du rôle de protecteur à celui de destructeur. Son désir de rebâtir Krypton se mue en vengeance aveugle, aussi implacable que sa mission initiale. L’affrontement entre les deux derniers Kryptoniens atteint une intensité saisissante rarement vue sur grand-écran. Leur lutte acharnée ravage Métropolis et s’achève au musée d’Histoire naturelle. Le lieu est symbolique. Snyder met en lumière la lutte entre civilisations, et met en exergue le caractère irrémédiablement inné de Zod. Le gardien frénétique projette, dans un ultime acte de défiance, d’éliminer une famille avec sa vision thermique. La musique dramatique convoque le choix cornélien qui attend notre superhéros en prise avec son adversaire. Le dernier mot de Zod, « jamais », sonne comme un écho à son déterminisme. Superman se voit contraint de briser le cou de Zod et, par cet acte, son propre code moral. Un gardien en tue un autre. La mort de Zod n’a rien de spectaculaire ni de jouissif. Elle est tragique. Le cri de douleur que pousse Superman marque cette déchirure. Avec Zod disparait la civilisation déterministe à laquelle il appartient.

Superman, sauveur universel

La genèse de Superman en 1938 est un tissu d’inspirations multiples. Ses créateurs (Jerry Siegel et Joe Shuster) s’inspirèrent entre autres de la tradition juive. L’annonce messianique, l’arrivée du libérateur du peuple hébreu, prend ici la forme d’un surhomme en collants bleu et rouge. Dans Man of Steel, Zack Snyder a insisté sur cette identification de Superman à la figure du Christ.

Le film s’ouvre sur la naissance naturelle de Kal-El, un événement en soi transgressif dans le contexte de contrôle génétique des naissances kryptoniennes. Kal-El vient au monde en dehors des normes, tout comme le Christ, né en marge des registres de l’Empire romain. Et les similitudes ne s’arrêtent pas là. Lorsqu’il se révèle au monde, Clark Kent a 33 ans, l’âge attribué à Jésus dans la tradition chrétienne au moment de sa crucifixion. Au cours d’une scène se déroulant dans l’espace, il adopte une posture explicitement christique : bras écartés, flottant comme en croix. Au détour d’un flashback, on le voit sauver ses camarades de classe d’une noyade. Une mère, bouleversée, évoque alors un miracle : « la main de Dieu ». Cette association est renforcée plus tard par une scène de confession où Clark échange avec un prêtre dans une église. La caméra cadre alors sur Clark Kent surplombé par un vitrail représentant le Christ. Les deux figures sont ainsi juxtaposées.

L’assimilation de Superman avec le Christ — tous deux porteurs d’espoir — est finalement suggérée par le célèbre « S » sur sa poitrine, présenté comme un symbole d’espérance. Cette dimension messianique se prolongera dans les films Batman v Superman (2016) et Justice League (2017), qui mettent en scène le sacrifice et la résurrection d’un sauveur venu du ciel. Ce parallèle, parfois si appuyé qu’il frôle la parodie, prend tout son sens lorsqu’on le replace dans le contexte d’une culture américaine imprégnée d’imaginaire évangélique.

« C’est Dieu qui m’a fait comme ça ? » (Clark Kent)

Comme le film se veut introspectif, il nous montre le jeune Clark confronté au questionnement existentiel que suppose un tel pouvoir. Superman est une anomalie, tant pour les Terriens que pour les Kryptoniens, limités génétiquement. Outre l’ancrage messianique, Zack Snyder insiste sur l’importance de l’éducation en tant que fondement moral du superhéros. Il fait une fois encore écho à La République de Platon où l’éducation est la clef d’une citoyenneté éclairée. Comme dans la plupart des films de superhéros, Man of Steel relègue les personnages féminins à un rôle secondaire. Il valorise davantage la figure paternelle comme structure morale essentielle. Deux piliers incarnent cette éducation fondatrice : le scientifique kryptonien Jor-El et le fermier terrien Jonathan Ken. Le premier, avec son épouse Lara, arrache son fils à la rigidité ultra déterministe kryptonienne par une naissance naturelle. En sacrifiant sa vie pour envoyer son fils sur Terre, Jor-El transmet à l’humanité un espoir, une vision, et par la même occasion un modèle d’inspiration. Superman devient tout à la fois le gardien, le producteur et le philosophe-roi que Platon dessinait dans sa cité idéale.

Son père adoptif, Jonathan Kent, complète cet héritage en enseignant à Clark l’amour inconditionnel et le sens du sacrifice – visible dans le flashback de sa mort lors d’une tempête. À travers l’éducation de ses parents adoptifs, Clark développe une profonde connexion à l’humanité. Et cet attachement se fait par choix plus que par obligation. En effet, à la question du jeune Clark concernant sa nature profonde, son père, Jonathan, répondra par l’affirmation de la liberté individuelle – en contraste du déterminisme de Zod. Clark saura s’en souvenir au bon moment. Ainsi Man of Steel ne présente pas Superman comme un simple sauveur messianique ou la conjonction parfaite des trois parts de l’âme platonicienne, mais bien l’incarnation de la victoire de l’acquis sur l’inné, du choix sur la nécessité. Le film rappelle que la véritable nature d’un héros ne réside ni dans le costume, ni dans ses pouvoirs, mais par une éducation humaniste et citoyenne, et surtout dans la capacité de faire les choix les plus justes.

« C’est à toi de décider quel genre d’homme tu veux devenir, Clark. » (Jonathan Kent)

Même rédacteur·ice :

Man of Steel

de Zack Snyder
Avec Henry Cavill, Amy Adams, Michael Shannon, Russel Crowe, Kevin Costner, Diane Lane, Laurence Fishburne
États-unis, 2013
143 minutes

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