Monte-Cristo
Deviens celui que tu es
Entre bonheur volé et revanche à prendre, Le Comte de Monte Cristo est un récit intemporel et bouleversant. Le héros éponyme d’Alexandre Dumas est récemment monté sur les planches d’un théâtre bruxellois. Le Parc sort le grand jeu pour éblouir petits et grands.
On ne compte plus les nombreuses déclinaisons du Comte de Monte Cristo (film, série, opéra, jeu, etc). La récente adaptation cinématographique d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte confirme l’engouement autour de cette savoureuse histoire de « justice ». Le metteur en scène, Thierry Debroux, s’est emparé à son tour de ce monstre vindicatif qu’est Monte Cristo.
Pour pleinement profiter de sa pièce, sobrement intitulée Monte-Cristo, mieux vaut avoir révisé ses classiques. La multiplication des sous-intrigues et des personnages pourrait rebuter les plus distraits… Sous le règne de Louis XVIII, un jeune marin du nom d’Edmond Dantès est trahi par ses amis jaloux. Le jour de son mariage avec la belle Mercédès, il est arrêté pour un pli dont il est le porteur et qui annonce le retour sur le continent de Bonaparte en exil. Jeté dans les cachots du château d’If, il y moisira quatorze ans. Le plan d’un trésor en poche - donné par son compagnon de cellule, l’abbé Faria - il fuit ce rocher pour un autre : l’île de Montecristo. Il en prendra le nom et emploiera sa fortune pour châtier ses amis félons devenus de puissants et riches notables parisiens. Ce récit nous rappelle à quel point la société civile qui succéda à la Révolution Française et au bonapartisme aura dévoyé les idéaux démocratiques des Lumières. En se rendant à Paris, Edmond Dantès va se confronter à la nouvelle bourgeoisie, et feindre ses codes pour se fondre à cette élite mondaine. La pièce de Thierry Debroux se centre sur cette dernière partie.
Avec une troupe de plus de quatorze comédiens, son adaptation répond aux exigences de l’œuvre de Dumas. Le rôle principal, celui d’Edmond Dantès, alias le comte de Monte Cristo, est tenu par Itsik Elbaz. Le comédien campait déjà au printemps dernier Alceste dans Le Misanthrope (2024). À nouveau, les gradins tremblent à l’écho de sa voix qui diffuse une triste colère. Son double-jeu à l’accent british approximatif (Lord Wilmore) ainsi que le ton placide qu’il donne à l’abbé Busoni apportent un contraste tout en nuance. Au détour d’une scène on prend plaisir à le voir passer d’un déguisement à l’autre. Curieusement, c’est au moment de se révéler à Mercédès en tant que Edmond Dantès que le jeu d’Itsik Elbaz se fait le plus sentir. Choix volontaire ou non, Dantès nous apparait alors plus inauthentique que ses autres identités. Quoi qu’il en soit, la performance du comédien pour la multiplication de rôles est remarquable.
La fresque dont il est le héros baigne dans une atmosphère sombre et solennelle. Trompe-l’œil et costumes d’époque renforcent l’immersion. Les comédiens revêtent les plus beaux ensembles propres à l’imaginaire attaché au XIXe siècle. Coupes de cheveux, bottes lustrées, hauts de forme et tuniques militaires flattent la rétine. Avec une colorimétrie grave et terne ainsi que des projections d’images, on voyage à travers le temps. La pièce foisonne d’environnements divers tout en optant pour un minimalisme dans ses éléments de décors. On entre dans la cellule d’Edmond Dantès et le bureau de Villefort, on passe des quais de Marseille à l’opéra de Paris, enfin, on contemple l’architecture gothique du domaine du Comte. L’ambiance crépusculaire pour ne pas dire sépulcrale du romantisme suinte à chaque scène. Elle fait presque oublier le genre du cape et d’épée auquel appartient l’œuvre d’Alexandre Dumas. Parmi les idées de mise en scène les plus mémorables, on retiendra sans doute l’apparition en ombres chinoises de la haute société parisienne du XIXe siècle. Quel ne fut pas mon émerveillement en réalisant que les silhouettes étaient vivantes...
Outre ces effets visuels, la pièce est portée par une musique qui convoque un autre personnage de justicier. La bande son du film The Batman de Matt Reeves (2022), « WaterTower » (de Michael Giacchino), vient égrainer la pièce. Milliardaire qui se consacre à la justice après le meurtre de ses parents, Bruce Wayne est une itération plus moderne du Comte de Monte Cristo. La gravité de ces deux personnages leur confère un attrait irrésistible. Bienfaiteurs des innocents, pourvoyeurs de châtiments des criminels, ils sont les substituts de la justice divine. Le comte de Monte Cristo a cependant une conception plutôt étroite de la justice. Au rythme de ses machinations pour punir ses anciens camarades, on voit la toile qu’il tisse – jusque dans le décor – se refermer autour d’eux. La cupidité de Danglars, la duplicité de Fernand de Morcerf et la fierté de Gérard de Villefort seront ses appâts. L’un après l’autre, ils tomberont comme des mouches.
Toute une réflexion sur la notion de justice s’amorce alors au travers de la figure du Comte. Sa quête de justice glisse doucement vers une vengeance aveugle. Il faudra attendre son duel avec Albert - fils innocent mais hautain de Mercédès et de Fernand de Morcerf - pour qu’Edmond Dantès renonce à la vengeance au profit du pardon. Cette miséricorde sera liée à l’amour qu’il conserve pour Mercédès. Comme une sorte de revanche sur la vie, il œuvrera en parallèle pour concrétiser l’union impossible d’un jeune couple : l’héritière Valentine de Villefort et Maximilien Morrel, marin en qui il se reconnaît. On aurait tort de l’oublier, Le comte de Monte Cristo s’achève sur une ode à l’amour véritable.
À cette dimension réflexive du Comte de Monte Cristo sur la justice et l’amour, l’adaptation de Thierry Debroux nous offre un second éclairage. L’originalité ici réside dans la façon d’introduire l’action. Véritable mise en abîme, l’histoire nous est racontée par le truchement d’un narrateur (dans le rôle, Guy Pion), fervent lecteur de Dumas. Il rencontre sur scène « le héros de sa jeunesse » en la personne du jeune Edmond Dantès. Telle la Pythie, il lui prédit son long périple vers le bonheur. Ce duo improbable viendra ponctuer le récit et commenter l’action sans tomber dans la surenchère. Il annonce également le final qui raccorde avec le début de la pièce. En miroir de la scène d’intro, le jeune Dantès se retrouve à nouveau devant Napoléon qui lui tend le pli dont il se fera le messager. Ayant, comme nous, assisté à ses (més)aventures, il hésite à saisir la lettre fatidique. Derrière lui, tous les personnages qui composent sa vie le braquent du regard. L’instant est spectaculaire. Il saisit l’enveloppe. Noir, rideau, applaudissement du public. Cette idée de mise en scène intelligente mobilise le spectateur. On éprouve l’hésitation de Dantès. Cet instant suspendu soulève une question. En connaissant notre avenir, douloureux comme glorieux, prendrions-nous part à cette vie ? L’éternel retour nietzschéen ou encore l’amor fati (aime ton destin), s’exprime pleinement à travers ce final. En embrassant son sort, Dantès donne la réplique à Pindare : « Deviens ce que tu es quand tu l’auras appris. »