critique &
création culturelle

Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos

Une folle aventure irrévérencieuse

Dans son dernier film, le réalisateur grec Yórgos Lánthimos propose un univers baroque audacieux, sublimé par la prestation instinctive d’Emma Stone. Plus qu’un récit initiatique sur l’émancipation féminine, Pauvres Créatures promet une expérience cathartique sur fond d'onirisme et de jubilations.

Imaginez un instant une version bad ass d’Alice aux pays des merveilles, illustre création d’un docteur aux allures de Frankenstein, le tout immergé dans un monde victorien n’ayant rien à envier à l’inoubliable atmosphère des Enfants Baudelaire de Brad Silberling. C’est le pari que relève le réalisateur multirécompensé,Yórgos Lánthimos, en dépoussiérant l'œuvre du brillant écrivain écossais Alasdair Gray, publiée en 1992 et traduite en français aux éditions Métailié en 2003.

Ni Dieu, ni maître

Et si le film en vaut déjà la chandelle, c’est grâce à la talentueuse Emma Stone qui incarne le personnage fascinant de Bella Baxter, fruit d’une expérience douteuse réalisée par le scalpel minutieux du Docteur Godwin (impeccablement incarné par un Willem Dafoe au visage couturé). Lorsque ce scientifique passionné à l’éthique questionnable découvre une jeune femme enceinte venant tout juste de se donner la mort, il choisit de la resscusciter en utilisant le cerveau de son fœtus. Résultat des courses ? Bella Baxter dispose d’une psyché de petite fille, insufflée dans un corps de femme adulte. Couvée sous le joug surprotecteur du Docteur God, Bella n’a pourtant ni Dieu ni maître.

Pour transmettre aux spectateur·ices la sensation d’enfermement subie par Bella, Yórgos Lánthimos n’hésite pas à recourir au fish eye, quitte à en abuser. En effet, la thématique du confinement semble tisser le fil rouge de la filmographie du réalisateur, notamment avec Canine (2009), une fable sociale astucieuse mettant en scène une éducation parentale frappadingue isolée du monde. Concernant Pauvres Créatures, le passage du noir et blanc à la couleur signe les premiers pas de l’émancipation de Bella : Docteur God accepte le départ de sa progéniture aux bras d’un avocat-goujat. Duncan Wedderburn est interprété par le fabuleux Mark Ruffalo qui, par son jeu d’acteur hilarant, dénonce à ses dépens les travers pathétiques du romantisme machiste.

Naïveté subversive

À ses côtés, l’enfant-femme (presque) libérée expérimente une sexualité débridée et dénuée de tout sentiments amoureux, au grand malheur de notre Don Juan, qui semble éconduit pour la première fois. Le potentiel burlesque de cette aventure sentimentale renverse la perversion qu’implique l’écart de maturité absolument illégale entre les deux protagonistes, puisque cette romance charnelle parvient même à ridiculiser l’abuseur arrosé : Duncan Wedderburn objectifie-t-il les femmes au point de ne pas remarquer l’évidence ?

C’est pourtant une prestation sans équivoque et relevant de la prouesse technique qu’Emma Stone propose, en saisissant avec justesse la parole, le geste et l’âme d’une enfant. C’est donc dénuée de surmoi et avec un instinct décapant que Bella échappe finalement à l’emprise de son amant possessif, laissant ainsi transparaître le potentiel subversif de la naïveté.

Époustouflante évasion

D’un Portugal onirique, en passant par une croisière bourgeoise, jusqu’aux bordels parisiens romanesques, Bella Baxter poursuit sa quête d'émancipation en déjouant les tentatives d’enfermement des protagonistes qui croisent sa route. Durant son épopée libertaire, Bella s’extasie face au monde extérieur qu’elle découvre au fil des chapitres de l’ambitieux long métrage de deux heures et trente-et-une minutes. Des paysages surréalistes rappelant l’esthétique du Château dans le ciel de Miyazaki se déploient sous ses yeux, tandis qu’un ciel aux couleurs rose-bleu-mauve saturées surplombe la splendide panoplie de décors dystopiques, érigée par Shona Heath et James Price.

Si la force de Pauvre Créatures réside dans la mise en image époustouflante d’un monde à part entière, les notes originales du compositeur Jerskin Fendrix et l’univers vestimentaire de la costumière Holly Waddington illuminent la singularité du personnage de Bella. S’agissant de la bande originale du film, Jerskin Fendrix s’aventure dans une composition espiègle visant à traduire par la musique les émotions de Bella. Au début du film, le compositeur malmène les instruments à la manière d’un⋅e enfant novice. Ensuite, les sonorités candides accompagnent l’imagerie d’opérations chirurgicales glauques ‒ un contraste qui souligne l’absence de jugement moral de la petite Baxter.

 

Quant au dressing hybride à la croisée des chemins entre le charme des années 30 et le style space age tout droit sorti des Sixties, il représente une métamorphose créée sur mesure, des balbutiements à la maturité. Les manches-ballons à connotations enfantines prédominent et la symbolique par le tissu atteint son climax lors d’une scène maritale, avec une robe-cage rigide, emprisonnant à la fois les mouvements et le futur de la jeune promise.

Héroïne cathartique

Métaphore visuelle, auditive et narrative, Pauvre Créatures est une ode irrévérencieuse à la transformation. Le passage de la naïveté à la perspicacité se développe avec subtilité : et dire que deux heures plus tôt, la jeune expérience scientifique ne connaissait que quinze mots. Le jeu brut d’Emma Stone, couplé à de brillantes répliques façonnées au premier degré, désamorce avec ironie les tentatives absurdes de dominations masculines. Clou du spectacle : Bella Baxter s’en sort sans égratignure et son savant fou de père finit même par s’adonner à la remise en question, en admettant que sa créature bien aimée ne doit son évolution fulgurante qu’à elle-même. La poésie chimérique du film atteint son paroxysme lorsque Bella s’adonne à son tour à la chirurgie, en transformant un monstre de sadisme en humanoïde-canin.

Malgré ce pied de nez aux liens qui enferment, Yórgos Lánthimos s’évertue pourtant à ligoter les clés d’émancipation de son héroïne au désir sexuel. Alors qu’une écrasante majorité des scènes tournent autour de cette thématique, le réalisateur survole les prises de conscience intellectuelles de Bella, notamment à travers la découverte de la littérature et de la philosophie. Idem pour sa révolte éclaire au sujet des inégalités sociales.

Dès lors, pourquoi ne pas jouer le jeu, en comparant son film à une formidable séance de BDSM consentie ? D’abord le titillement des limites politiquement correctes dérange en début de séance, pour finalement nous glisser vers une expérience de libération cathartique. Bien qu’il faille une Bella évoluant en profondeur dans des situations plus diversifiées que la surenchaire pour pouvoir qualifier l’œuvre d’éminement féministe, ce bijou inclassable a le mérite de transformer les ombres du patriarcat en pauvres créatures.

Même rédacteur·ice :

Pauvres créatures

Réalisé par Yórgos Lánthimos

Scénario de Tony McNamara

Acteur⋅icess principaux⋅ales : Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, Jerrod Carmichael, Christopher Abbott

Musique de Jerskin Fendrix

États-Unis, Royaume-Uni, Irlande, 2023

141 minutes

 

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