critique &
création culturelle

Personnages en quête d’auteur

Les faux Simenon le faux Simenon de Nicolas Marchal ?

Pour son quatrième roman, Les faux Simenon , Nicolas Marchal nous revient avec une histoire colorée et faite de (personnages en) mosaïques. Loin des stéréotypes faciles, il tisse, avec humour et espièglerie, un récit de destins croisés dans le cœur de la Cité ardente où le réel côtoie la fiction et la fiction l’onirisme le plus envoûtant.

Attention à toi, lecteur ingénu : ceci n’est pas un livre sur Simenon ! Ceci est un livre qui parle de Liège, de Simenon et de bien d’autres choses. Ou peut-être parle-t-il uniquement de Simenon ? Ou de Liège et donc de lui-même (ou est-ce le contraire ?). D’ailleurs, qui est Simenon ? Est-ce Serge, typique étudiant en histoire de l’Université de Liège, qui de Liège ne connaît presque que ses sous-sols et les livres qui y sont consacrés ? Ou est-ce Pilar, jeune et belle portugaise avide de nouvelles aventures dans le célèbre quartier du Carré et bien décidée à retrouver le Liège des romans de Simenon qu’elle a dévorés ? Ou bien ne serait-ce pas Jean-Luc, pipe au bec, un banc de la montagne de Bueren pour maison ; de Liège, il ne connaissait que sa ressemblance avec le Grand Liégeois, il connaît désormais le Standard et la Grosse Hortense, qui de temps à autre, lorsque son odeur ne dérange pas les autres clients, lui permet de s’asseoir à une table de son café ? Ou « Simenon » est-il le mot de passe pour atteindre le cœur de la ville et en dévoiler l’aspect universel ?

De la couverture du livre, montrant les célèbres marches de Bueren, au titre du roman, Liège, ville connue pour son tempérament fougueux – ou ardent, est partout dans le récit de Nicolas Marchal. Véritable ode à la Cité Ardente donc, l’histoire est une incursion dans cette ville présentée au lecteur sous toutes ses coutures et périodes : des plus sombres impasses aux boulevards les plus riches, de ses sous-sols à ses cathédrales (outre la cathédrale Saint-Paul, n’oublions pas la cathédrale Saint-Lambert, ramenée à la vie grâce à la plume de l’auteur), du Standard de Liège à la « La danseuse du Gai-Moulin », ou encore de « Luigi », premier mineur italien arrivé à Liège en 1948, à Simenon en personne. Théâtre parfait pour accueillir l’histoire et les marionnettes de Nicolas Marchal, l’auteur n’invite pas seulement le lecteur à se perdre dans ce dédale liégeois mais transforme ses rues en personnage(s) clé(s) de son récit.

La métropole wallonne devient dès lors vectrice d’un message et obtient un rôle à jouer : son histoire dépasse les frontières de la ville elle-même pour atteindre l’universel. En effet, comme tout décor théâtral, son unicité est plus une invitation faite par l’auteur à élargir le regard que la simple mise en scène d’un réel. C’est ainsi que, dans Les faux Simenon comme dans les œuvres du défunt auteur liégeois d’ailleurs, elle représente le départ d’une réflexion plus large où « Liège » se transforme tout simplement en « la ville », ou même en « une ville » un peu plus loin dans le récit, et ses habitants en « mouches de la ville » . Ainsi élevée à un rang universel, elle se fait porteuse d’un message, d’une réflexion plus large. Et sur les escaliers de Bueren, les pensées de l’auteur s’envolent dans une prose enivrante :«[…] un escalier n’[a] pas de fin. […] Il n’y a pas de fin, il y a un destin, certes, un divin projet pour plus bas que la première marche et pour au-delà de la dernière. » Pour ensuite revenir à la dure réalité du personnage de l’histoire qui semblait assister à cette réflexion, comme à une pièce de théâtre : « Jean-Luc, sur son banc, […] laisse son regard dégringoler les escaliers de la montagne de Bueren. » Et alors les escaliers se transforment en discours, et Liège, à travers la plume de Nicolas Marchal, s’anime et promet qu’une fois comprise, elle donnera les clés de la compréhension du monde, de la petite et de la grande histoire.

Si les repères spatio-temporels placent le lecteur dans une dimension bien réelle, c’est le style libre de l’auteur qui, à travers son narrateur omniscient, permet un voyage en aller simple vers un monde imagé et profond. Du haut de son pupitre, ce narrateur confère de la fluidité au récit en nous décrivant, sans jamais se départir d’un trait d’humour et de légèreté, tour à tour l’histoire de ses lieux et de ses personnages, flottant d’un endroit à un autre, d’une époque à une autre, de Serge à Jean-Luc, en passant par Pilar et ses colocataires. Les émotions sont pures et limpides : elles se dessinent sur la page au gré des mots et des expressions. Le rythme cardiaque du personnage et le rythme de la narration s’accélèrent à l’unisson dans un tourbillon de mots et de phrases faisant chavirer le cœur du lecteur de manière inattendue ; plus de points, juste un doux flux de pensée :

Elle regarde devant elle, de temps en temps elle compulse son guide, ses jambes lui prouvent qu’elle existe, Pilar, belle Pilar, tu montes et tu lis, tu sens dans ton corps le rythme de l’escalier, l’écartement des marches, leur hauteur, les paliers, les bancs, tu as la musique de l’ascension dans tes chevilles, ton guide te le dit […].

Et c’est tout naturellement qu’au détour d’une rue, une vision fantomatique devient réelle et partie intégrante de l’histoire. Le récit ne connaît dès lors plus de frontière entre réalité et fantasmagorie, l’Histoire avec un grand H rencontre l’histoire, parfois fantastique, de nos personnages. Et c’est dans ce mélange, où la pensée flotte à travers années 1980, fantômes et remparts médiévaux, que Nicolas Marchal nous présente son Simenon.

Présent à travers les personnages, la ville, l’écriture, la fictionnalité et la réalité du récit, Nicolas Marchal réussit le pari d’inviter le Grand Liégeois, ou son essence, dans toutes les pages du livre. Que ce soit à travers les personnages ou les lieux, le célèbre auteur du siècle dernier est cité à maintes reprises dans le récit : idole de Pilar passionnée de ses livres, prétexte à une visite guidée de la ville pour Serge ou tout simplement égérie de la ville, les références à sa personne sont nombreuses. Cependant, au fil du récit, l’être de chair et d’os finit par se dissoudre en un substrat sous-jacent à tous les aspects du roman. Dans l’imaginaire collectif, nul ne peut imaginer Liège sans Simenon et inversement, Simenon sans Liège. À tel point que ville et auteur sont parfois devenus synonymes. Bien que la « littérarité » de Liège ne soit pas l’apanage de Simenon, l’utilisation de la ville comme terrain d’observation proposée par Nicolas Marchal rappelle en tous points la présence de l’auteur liégeois, d’autant plus qu’il emprunte à cet héritage simenonien ses thèmes et ses personnages.

On considère souvent que tous les Liégeois sont des personnages de Simenon. De la même façon, l’auteur des Faux Simenon dans son récit nous incite à y croire davantage : « Ils sont là, les personnages de Simenon, […] on en trouve des reflets éclatés sur les hommes et les femmes qui se compriment dans le Carré. » Et si Pilar, au détour d’une rue dans le Carré, s’extasie devant ce que le narrateur nous présente comme étant Adèle, danseuse du Gai-Moulin dans le roman éponyme de Simenon, il nous apparaît clair que personnages simenoniens, Liégeois et personnages des Faux Simenon sont interchangeables. Comme dans le titre de la pièce du célèbre auteur sicilien Pirandello, ces personnages semblent être « en quête d’un auteur » ; ils sortent peu à peu de leurs rôles respectifs pour devenir personnages d’un autre auteur (Simenon) ou « simples » habitants d’une ville (Liège). Dans un habile jeu de mise en abîme, Nicolas Marchal rompt avec la fictionnalité du récit et nous perd à travers sa machinerie de personnages. À l’instar de Simenon, connu pour ses multiples pseudonymes et mensonges (ou fictions), l’auteur namurois joue avec les fictions et les faux-semblants. Pilar ne ressemblerait-elle pas à Louise, épouse de Jean-Luc et ce dernier ne serait-il pas Simenon lui-même ? Et tous ces personnages n’auraient-ils pas leur place dans un roman de Simenon, comme tous les Liégeois d’ailleurs ? Alors que le réel rencontre la fiction, Nicolas Marchal fait tomber tous les murs et crée un monde où des personnages fictifs existent hors de son récit, où la temporalité n’a pour seule limite que son écriture, où Simenon revit. À propos des « faux » de Simenon, l’auteur dit :

Il y a les livres qu’il [Simenon] aurait écrits dans sa jeunesse pour le compte et pour le nom d’auteurs en panne, en nègre diligent. Il y a les livres qu’il a reniés et fait passer pour faux, pour nettoyer son œuvre. Il y a les innombrables faux, justement les vrais faux ceux-là, de fausses éditions originales dédicacées, en tout point semblables aux vraies merveilles d’artisanat […]. Il y a les « à la manière de », des faux écrits par des imitateurs si habiles qu’ils dépareilleraient moins l’œuvre que certains authentiques Simenon, et que l’auteur serait peut-être tenté d’adopter s’il en connaissait l’existence […].

Il en revient dès lors au lecteur de se demander si le Grand liégeois aurait fait une place aux Faux Simenon dans son palmarès ou si, finalement, Nicolas Marchal ne serait pas un autre nom de plume de « Georges Simenon ».

Les faux Simenon

Nicolas Marchal

Weyrich, 2020

236 pages