Photo sur demande
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ?

Dans Photo sur demande, Simon Chevrier tisse par une série de vignettes douce-amères un portrait de jeune homosexuel qui vend son corps aujourd’hui, plutôt avant-hier, entre Covid et amours grises, faites d’impasses molles et de tendresse fragile. Un premier roman d’une délicatesse troublante.
Le jeune narrateur s’écarte de sa licence d’anglais, se voit poussé hors de son appartement par ses colocataires et, déçu par une série d’entretiens pour des bullshits jobs qui le fatiguent, décide d’offrir ses charmes sur internet pour pallier un manque d’argent. Issu d’un milieu modeste, son père mourant d’un cancer dirige une petite autoentreprise sur le déclin, et sa mère ne peut pas l’aider.
Chez son dernier petit ami en date, il remarque une photo : un jeune homme presque nu suce son doigt de pied dans une pose étrange, au regard fort et lointain, face à l’objectif. Commence alors une quête parallèle à celle de l’autonomie, de la vie sexuelle et affective, de l’émergence timide d’une écriture, aussi : le narrateur veut savoir qui. Qui sur la photo le regarde, à des dizaines d’années de distance, et semble tendre un miroir déformant à travers le temps et l’espace ?
On suit alors une série d’aquarelles subtiles à la sincérité pénétrante, où la mélancolie transpire par petites touches, brumeuse : chaque fragment du texte alterne entre l’inquiétude au sujet du père, la progression du Covid, les clients et leurs demandes touchantes ou folles, la recherche d’appartement, le sexe ; souvent la frontière entre le tarifé et l’amoureux n’est pas nette et la sensibilité du protagoniste y est pour beaucoup. Il néglige de se créer une barrière, un personnage, un rôle. Entier, mais presque sans le faire exprès, on atteint là une grande réussite du roman : le déploiement d’une voix sans artifices, quelque chose de fragile autour de la difficulté à créer du lien, à aimer, à baiser.
Jamais kitsch ni pathétique, le narrateur garde une patience terrible pour lui-même, sa condition de gigolo qui, ailleurs, aurait vu son caractère parfois sordide disséqué ou sa prétendue posture sulfureuse assortie d’un élan plus dramatique ; ici rien de tout ça. En retenue, sourd, l’enjeu de la prostitution suit une pente presque imperceptible d’érosion, de repli progressif. Même les rares exemples de délires sexuels qui tendent vers le cliché demeurent empreints de la même couleur lente de fleur ternie.
La langue est claire, douce, sans effets ni travail superflu ; elle rappelle l’épure de Baricco (sans l’espièglerie), souvent la mélancolie profonde des romans d’Hubert Mingarelli. Cela donne aux épisodes plus intenses un ton délavé et lointain qui arrive sans cesse à éviter d’être transparent ou timide, qui perd parfois son épaisseur pour mieux en offrir les détails qu’elle choisit d’esquisser, dans un balai toujours émouvant.
Les clients ont leurs portraits, toujours indulgents et bons pour l’œil qui les regarde, les découpe, les dit et les fait bander. D’abord peut-être par naïveté dans la profession, on saisit ensuite qu’il s’agit d’un choix assumé, pour mieux saisir l’ambivalence du sexe tarifé à mesure de ses variations, entre la queue d’un vieux garçon plein d’embarras et le désir pressé d’un collectionneur de slips sales.
Petit à petit, le portrait d’un jeune homosexuel face à sa propre sexualité se dévoile, loin d’autres explosions baroques et trash, ou de discours politiques francs sur et à partir de la communauté gay, le texte reste dans l’intime, toujours. Étranglé petit à petit par le deuil du père et la montée du Covid dans les têtes et dans l’espace public, le narrateur inverse le mouvement habituel des romans d’apprentissage. Si victoire il y a, elle est surtout dans la possibilité d’apprivoiser sa propre ténuité, sa propre pudeur et, tout comme la photo qui l’obsède, de trouver autant la paix dans ce qu’on montre de soi que dans ce qu’on finit par garder pour soi : un chemin de funambule autour de sa propre grâce, une déclaration d’amour au silence du texte.
