critique &
création culturelle

Porcelaines sous les ruines de Ada Vivalda

Une parenthèse douce-amère aux arômes post-apocalyptiques

Telle une tisane littéraire magique et réconfortante, Porcelaine sous les ruines, de l’écrivaine française Ada Vivalda (publié sous le nouveau label l’Olympe) tient une double promesse : celle d’une romantasy empreinte de poésie et de répartie, mais également d’un doux remède aux saveurs éco-féministes, capable d’apaiser nos craintes contemporaines.

Bienvenue sur l’île d’Hibernia (anciennement dénommée « Irlande »), un territoire aux paysages magnétiques désormais dirigé par une Génie bannie et destituée de la quasi-totalité de ses pouvoirs. La cause de cette punition divine ? Avoir exaucé plus de trois vœux aux humains. Résultat des courses : Alba Withmore détient la vie éternelle dans une enveloppe humaine. Ainsi, la dame aux yeux sombres règne humblement sur son archipel post-apocalyptique depuis plusieurs siècles, là où les lampes à huile font leur retour, les grainothèques garantissent la survie des espèces végétales et les eaux menacent d’ensevelir les dernières parcelles terrestres viables.

Une solution se présente alors aux Hiberniens : réaliser une alliance avec le peuple cymru, expert en construction de digues. Mais pour percer le secret de la gouvernance d’Alba Whitmore et exploiter les ressources d’Hibernia, un rapporteur aussi hypnotisant qu’insupportable s’invite à son domicile : Lethan Alcor. Alba parviendra-t-elle à tenir ses engagements ? À savoir, ne plus jamais s’attacher à un mortel pour éviter un énième deuil douloureux, tout en protégeant « les enfants abandonnés » de son île coûte que coûte.

L’Olympe : un nouveau label dédié à la romance-fantasy

Avec l’Olympe, leur nouveau label dédié au segment romance-fantasy destiné aux adultes, les éditions Madrigall souhaitent mettre à l’honneur, à raison de quatre à six publications par an, des héroïnes puissantes. Ce pari semble placé sous de bonnes augures, puisque l’Olympe édite Une couronne de lierre et de verre (octobre 2023) — le premier tome de la trilogie Middlemist par l’autrice à succès américaine Claire Legrand, suivi de Porcelaine sous les ruines de l’écrivaine française Ada Vivalda, paru en février dernier.

Alors que sa passion pour les cottages, le thé et la fantasy inspirent Ada Vivalda pour la création de son dernier ouvrage, l’écrivaine signe déjà deux autres romans sous le pseudonyme « Chris Vuklisevic » : Du thé pour les fantômes (Denoël, 2023) et Derniers jours d’un monde oublié (Gallimard, 2021). Son œuvre littéraire se caractérise par la présence claire-obscure de figures chères à nos imaginaires enfantins (pirates, sorcières et génies), mais également par la conception d’univers magiques aussi originaux qu’accessibles. 

La magie se cache dans les détails

Avant de se laisser porter par la plume poétique et efficace d’Ada Vivalda, les lecteur·ices peuvent déjà s’imprégner de l’atmosphère envoutante de Porcelaine sous les ruines, avec une première de couverture aux reflets bleutés et hypnotisants. Toute en finesse, ces traits révèlent une serre enlacée d’un feuillage, l’un des lieux clés du roman. La deuxième et troisième de couverture, proposent à elles seules, un véritable cabinet de curiosités imagé, suivi d’une carte indiquant Hibernia et ses alentours.

Une poignée d’indices et de clés d'interprétation sont glissés avec tact au creux des pages : symbolique des couleurs, analyses de tableaux, journal de rêves, communications télépathiques, souvenirs fantastiques… Rien n’est laissé au hasard. Si Porcelaine sous les ruines brille dans chacun de ces détails, la plume d’Ada Vivalva ne s’encombre pourtant d’aucun élément stylistique superflus. Les dialogues vifs et percutants, quant à eux, contrebalancent avec la sensation de flottement procurée par l’ambiance de cette romantasy douce-amère.

De l’infusion à l’effusion

Ada Vivalda choisit de mêler une romance enemies to lovers1 à une intrigue géopolitique propre à un univers d'anticipation magique aux allures galloises. Le puzzle littéraire se recompose avec douceur et simplicité, à l’aide d’ellipses et d’allers-retours dans le temps parfaitement maîtrisés.

« La dame aux yeux sombres.

Une perfection aussi horripilante, pensa Lethan en s’enfonçant dans l’un des canapés moelleux du salon, était presque une invitation à la provocation et à la souillure. Et malgré tout ce qu’il y avait à y perdre, il risquait de trouver très difficile de résister à cette tentation-là. »

L’anticipation s’applique également aux sentiments paradoxaux qui lient Alba et Lethan. D’emblée, les lecteur·ices sont convié·es dans le jardin secret des deux protagonistes, théâtre intime de leur résistance face à un amour qui les dépasse. Elle est la dévotion froide et la droiture inflexible, lui est l'égoïsme espiègle et la manipulation ensorcelante. La tension amoureuse qui les anime s’exerce avec brio au fil de leurs joutes verbales, à la manière d’Orgueils et préjugés, en plus énergique.

« Ce silence-là était de tout ce qu’ils auraient pu se dire si la douleur de se quitter ne les avait pas privés de mots. C’était un silence plein, paisible et réconfortant. Le silence d’un livre que l’on lit pour soi. Un silence qui chasse la détresse comme un feu chasse les ombres. Bientôt, ils eurent tout deux presque fini leur thé. Alba prit une dernière gorgée et reposa sa tasse.

Le tintement de la porcelaine sonna comme un glas. »

Ces duels romanesques se ponctuent de preuves d’amour maladroites et d’actes manqués, les ingrédients incontournables pour réussir un slow burn digne de ce nom. En jouant de manière consentie avec les nerfs de ses lecteur·ices, Ada Vivalda parvient alors à les emmener subtilement vers un happy end pourtant (presque) cousu de fil blanc. Et ça tombe bien, puisque notre héroïne n’est autre que la Génie de l’Immaculé !

Un doux parfum éco-féministe

Alors qu’Alba et Lethan s'évertuent à contourner un amour aussi évident que le nez au milieu de la figure, il serait réducteur de réduire Porcelaine sous les ruines à une simple romance. S’agissant de la protection de son archipel, Alba ne déroge jamais à ses principes, malgré l’amour naissant contre lequel elle lutte intérieurement. Cette bataille est d’ailleurs mise en exergue à travers son épisodique « Journal de rêves », un dispositif littéraire astucieux visant à mettre en lumière les rouages de son subconscient. Son engagement envers le peuple hibernien, le maintien de la sécurité de l’orphelinat de son île et la préservation de la faune et de la flore passent avant tout, et c’est précisément cette détermination qui rend cette héroïne si singulière.

Figure politique puissante couplée à une personnalité infusée de valeurs morales, Alba incarne à elle seule une icône fantastique éco-féministe. Ni présentée comme « l’épouse de » ou encore « la mère de », les aspirations de l'héroïne contractent finalement les deux concepts clés de ce mouvement introduit par Françoise d’Eaubonne en 1972 : l’écologie et le féminisme. Et pour ce qui relève de la magie ? Parfois la réalité rejoint la fiction, puisque quelques années plus tard l’écrivaine américaine Starhawk, militante féministe, activiste anti-nucléaire et sorcière, se penche sur cette question avec Rêver l’obscur (Cambourakis, 2015).

Romance sans conscience n’est que ruine de l’âme

En refusant de s’attacher pour ne plus revivre de deuil, Alba peine à se laisser aller à sa part d’humanité. Bien que ce roman fantasy mette en scène des éléments magiques, il n’hésite pas pour autant à mettre en exergue une série de thématiques profondément humaines : les angoisses liées à la perte, l’impuissance, le désespoir, l’attente… Mais aussi et surtout le sentiment d’appartenance à un foyer, un « chez-soi ».

« Plus de deuil inutile. Plus de perte : elle se l’était promis. Elle avait réussi à construire un refuge pour eux tous. Un abri où les gens se sentaient en sécurité, où ils se serraient les coudes. Elle ne laisserait pas un étranger menacer cet îlot de stabilité qu’elle avait mis tant de siècles à construire. »

Après avoir été exclue du domaine de l’Immaculé, Alba s’est vue construire patiemment une nouvelle Terre d'accueil, à Hibernia. Par sa posture de Génie déchue, son personnage permet donc d’aborder des tiraillements universels, avec sérénité et détachement. Quoi qu’il en soit, Porcelaine sous les ruines est une invitation au ralentissement, qu’il s’agisse de la construction d’un univers qui nous correspond, à la défense de ce qui nous est cher, mais également du développement de sentiments amoureux. Les éclairs de lucidité des personnages nous renvoie finalement à notre propre vulnérabilité, surtout lorsque celle-ci est dévoilée à l’ennemi de notre cœur.

Même rédacteur·ice :

Porcelaine sous les ruines

Ada Vivalda
Olympe (Madrigall), 2024
400 pages

Voir aussi...