Quand Cécile de Philippe Marczewski
et seulement continuer
Formulation incandescente d’une question sans réponse, Quand Cécile est un grand tremblement qui secoue les fondations romanesques autant que les corps des lecteurs. Une expérience mémo-sensorielle de la disparition, partagée avec une sincérité et une finesse n’ayant d’égale que la beauté de la langue qui la préserve de l’oubli.
« Tout y est vrai et pourtant c’est un roman », c’est ce que dit Philippe Marczewski de son livre et c’est ce que rappelle l’inscription du genre littéraire sur la couverture blanche, R O M A N – comme une mise en garde, croyez-y mais pas trop ou, plutôt, j’aimerais avoir tout inventé. Le roman pour se dédouaner du réel / reléguer les faits au domaine de la fiction – la fiction comme une autorisation à parler, écrire. Et pourtant tout est vrai.
« il sait qu’il a ressenti le besoin d’annoncer à son tour la nouvelle, bien sûr il pensait que d’autres personnes devaient être prévenues mais au fond ce n’était qu’une manière de se débarrasser de la mort de Cécile comme on rejette loin de soi une grenade dégoupillée »
Peut-être, pour relever du roman, les faits doivent-ils quitter le seul abri du corps qui les a vécus. Extirpés de sous une peau à vif, ils se colorent des humeurs bigarrées de leur hôte et leur récit prend la forme d’une version, toute personnelle et, inévitablement, aussi singulière qu’incomplète, à partir de laquelle il s’agit de lire le manque, discerner les pleins dans les creux que comblent les mots – toute histoire vraie serait celle d’une disparition. Celle de Cécile en l’occurrence devient obsession car on ne peut que s’accrocher éperdument aux bribes qui nous parviennent d’outre-souvenir, lectrice ou lecteur ne l’ayant jamais connue, n’ayant aucune prise sur la véracité potentielle de l’histoire et n’en demandant pas, n’en étant pas moins dévoré·e par elle. L’essentiel n’est pas de savoir si tout cela est vrai, mais d’accéder aux sensations de vérités arrachées à l’indicible par l’auteur déguisé en personnage – un il plus impersonnel, tactique de mise à distance viscérale d’un sujet dont l’absence est un devenir-présent éternel, sujet inanimé, sans fin mis en mouvement par celui de la phrase retraçant les ruminations d’une pensée qui n’en finit pas de se nourrir d’elle-même.
« or toute sa vie était devant elle, tout ce qu’elle allait faire, tout l’air qu’elle allait respirer, tout le vent à venir dans ses cheveux, à vingt-sept ans rien n’a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s’ouvraient à elle ? avec le temps il en viendra à penser que, si la mort de Cécile avait mis un terme à sa vie, elle avait aussi mis fin à toutes ses vies possibles »
Il y a dans la phrase démesurée (sans commune mesure), dans l’absence de point (intermédiaire, et le final n’en est pas un, pas vraiment*) une langueur autant qu’une urgence – quelque chose de désespéré, une supplication muette à former le geste qu’on n’a pas déployé, mouvement qui se délite et se revigore à la faveur de hasards déclencheurs, transformant l’absence, lui affectant une chair, animée par cette phrase qui saute et remue comme vrombit plus fort le sang sous des plaies à peine refermées, « une longue phrase d’un seul souffle où jamais Cécile ne cesserait de respirer ». Le travail de langue entrepris dès Blues pour trois tombes et un fantôme (Inculte, 2019) trouve ici à se réaliser dans une forme de perfection plastique impeccablement accordée au contenu. Philippe Marczewski écrit une phrase-hameçon qui ne remonte vers la lumière que pour plonger plus profondément dans les tréfonds opaques d’une mémoire brouillée, tant par la tristesse que par la superposition des couches de temps – autant d’images empilées, observées par transparence aux lueurs d’un soleil mourant.
« il réalise qu’il ne connaissait d’elle qu’une écume, des moments de fête, des rires, des séances de cinéma, des repas au restaurant, le goût de sa bouche et de sa peau et la finesse de ses cheveux, des mots chuchotés à l’oreille et les formes de son corps nu, mais rien du sang des jours, rien de l’ennui, du dur, de la banalité, il se dit qu’on ne connaît pas une personne si l’on n’en connaît pas la masse poussiéreuse de l’existence »
Quand Cécile est d’une beauté aiguë, troublante et douloureuse mais pas seulement : l’éclat des instants partagés entre le narrateur et Cécile est aussi éblouissant que le portrait blond qui se découpe à contre-jour au fil des pages, aussi étincelants sont les détails d’un quotidien possible, rétrospectivement supposé ou rêvé pour les milles vies non-advenues. Une flamboyance qui réside tant dans le trivial que dans la part de grandiose qui les compose. L’absolue simplicité ou le simple absolu des mots pour dire Cécile ricoche d’un bout à l’autre du roman, liant dans un même souffle ceux qui ouvrent et ceux qui ferment, *quand Cécile / qu’en Cécile, l’écho d’une vague sonore se répercutant à l’infini entre les parois de nos crânes.
Ainsi fermer le livre équivaut à s’arracher à une boucle de possibles sans avenir, chacun·e plus lourd·e du souvenir de Cécile qui désormais existe en partage, flou comme ses cheveux blonds, « rien d’encombrant, quelques nanogrammes de matière dans la boîte crânienne, quelques dizaines de grammes d’encre et de papier ». Autant d’invécus jamais-toujours perdus, dispersés dans le grand corps collectif d’un lectorat soufflé par la puissance de la déflagration, un peu d’encre indélébile déposée au creux de la poitrine.