Sometimes I Think About Dying de Rachel Lambert
La « mort » rêvée
Subtile analyse poétique d’une dépression à l’épreuve du quotidien, Sometimes I Think About Dying affirme la difficulté d’exister face au monde. Méthodiquement incarnée par Daisy Ridley (l’ex-star intergalactique de Star Wars), cette expression de soi empêchée interroge l’injonction à la sociabilisation.
Prisonnière de son univers intérieur, Fran observe la routine de son open space portuaire, tel un poisson hors de l’eau. Lorsque l’heure est à la fête de la retraite dorée de Myriam, la jeune employée d’une trentaine d’années saisit une part de gâteau et file se réfugier illico presto derrière son ordinateur. La caméra zoome sur sa souris et sa boite mail Office 365 (Bonjour l’angoisse pour tous/toutes les cinéphiles-employé⋅es de bureau !).
Rassurez-vous, le réalisme lent et assumé de cette pépite cinématographique validée par le festival Sundance de 2023 s’efface volontairement pour mettre en avant le développement complexe d’un personnage introverti jusqu’à la moelle. Une brèche s’ouvre enfin dans la monotonie d’un quotidien millimétré, incarnée par l’arrivée d’un nouveau collègue : Robert (Dave Merheje) ー le brave personnage de l’histoire, qui invite Fran au cinéma. Alors qu’il se définit principalement au travers de sa passion pour le septième art, Fran peine à partager ce qui l’anime.
Un nom à double tranchant
La présence aphone de Fran dénote systématiquement avec l’entrain collectif. Au départ, cette absence d’élan vital suscite instinctivement un sentiment de pitié chez le/la spectateur⋅ice, voire une certaine forme de malaise. Fran est-elle maladivement timide ? S’agit-il d’une forme de mépris assumé à l’égard des normes sociales ? Pourtant le titre de ce film américain indépendant est limpide : Sometimes I Think About Dying (littéralement : « Parfois je pense à mourir »). Un véritable parti pris que ce titre qui sonne comme un appel à l’aide, puisqu’il renvoie directement vers les lignes de prévention au suicide lors d’une simple recherche sur internet.
Avec La Vie rêvée de Miss Fran (dénomination plus consensuelle de la version francophone du film), le cap est mis vers les fugues mentales de l'héroïne. Pour échapper à son quotidien redondant et lisse, Fran se réfugie effectivement dans une série de séquences poétiques… mettant en scène son corps sans vie. Aux antipodes des clichés morbides, ses fantasmes cadavériques empruntent aussi bien l’esthétique d’une Blanche-Neige fraîchement défunte reposant sur un lit de mousse, que la perspective rassurante d’un feu de joie prêt à embraser une plage de sable clair. Ces natures mortes à échelle humaine réinterprètent certains codes picturaux baudelairiens via une composition léchée, ainsi qu’une palette de couleurs saturées. Sur fond de mélodie créée pour une célèbre production Disney, ces horizons funestes se révèlent plus attractifs que la grise mine de l’Oregon. Lorsque la protagoniste se dissocie du réel, le décor qui l’entoure se floute. Chaque éclair de déréalisation est donc accompagné d’un titre phare : « With a Smile and a Song » (chanté par Adriana Caselloti), — chanson inoubliable mettant fin à une séquence de désespoir en pleine forêt, celui d’une princesse au teint pâle et aux cheveux noirs comme l'ébène.
Factices simplicités
Au fil des interactions anodines portées à l’écran, le/la spectateur⋅ice adopte doucettement le point de vue de cette protagoniste aux pensées insondables. Ce changement de perspective nous permet de distinguer sincèrement l’absurdité de certains small talk, ces conversations énergivores principalement dirigées par la « politesse ».
Mutique, froide, presque robotique, Fran s’abstient de prendre part à ce type d’embuscades sociales. Après tout, pourquoi feindrait-elle un quelconque enthousiasme lorsque la future retraitée lui propose d’hériter de sa calculatrice vintage ? Comment prétendre vivre un fabuleux moment de cohésion par la présentation, à tour de rôle, de son plat favori ?
C’est précisément durant cette petite animation presque cringe que Fran refuse de se plier au scénario attendu par l’équipe, en répondant qu’elle aime le cottage cheese. Un silence gênant s’installe, personne ne sait comment rebondir face au ton laconique de Fran qui n’espère finalement aucune adhésion à la suite de sa prise de parole. Ce type de scène ubuesque rappelle la cultissime sitcom américaine The Office, fiction humoristique de la vie au sein d’une petite entreprise, à regarder sans modération et au millième degré.
Crush à la machine à café
Si une timide complicité s’installe entre Robert et Fran, le travailleur novice et fraîchement divorcé finit par perdre patience face aux comportements paradoxaux de sa conquête introvertie. Le simple fait de partager ses passions est vécu comme un envahissement et les questions de Robert la tétanisent. Elle préfère blaguer avec son crush par mail interposés, en coup de vent à la photocopieuse ou en salle de pause. SPOILER ALERT1
Du mode de survie à l’existence incarnée
Ne vous méprenez pas, Sometimes I Think About Dying n’est en aucun cas une plaidoirie invoquant l’amour comme remède à la dépression. Il s’agit plutôt de l’histoire d’une protagoniste s’évertuant à disparaître pour finalement être vue. Contre toute attente, la place que Fran ne parvenait pas à prendre se matérialise à l’occasion d’une partie de Cluedo à taille réelle. Alors que la jeune femme dépressive avait imaginé son trépas de toutes les manières possible, elle joue son décès sans retenue. Le réalisme de sa prestation épate les convives, loin de se douter d’où lui vient ce talent mortel.
Durant la dernière partie du film, le personnage de Fran s’ouvre. Transposés dans la vraie vie, les exploits sociaux qui suivent passeraient sans doute inaperçus. Pourtant, la lenteur volontaire du film permet de suivre avec précision les progrès de l'héroïne introvertie. Si Sometimes I Think About Dying parvient à aborder avec finesse les idées noires pouvant découler d’une dépression (...sans suivi psychologique et médical comme c’est le cas dans le film !) cette histoire est avant tout une leçon d’empathie. Comment parler du désespoir qui nous habite au sein d’une société valorisant l'hyper communicabilité et le positivisme ? Peut-être en commençant par prêter attention aux détails et en encourageant les petites victoires quotidiennes du point de vue des personnes en lutte avec elles-mêmes. Bien que les chemins hors de la dépression soient semés d’embûches, ce destin fictif montre qu’il est possible de dépasser La « mort » rêvée de Miss Fran.