critique &
création culturelle

Strong - Busk - Boléro

Voix collectives en trois temps

Boléro (photo de Magali Dougados)

Trois œuvres, trois signatures, un corps de ballet. Strong – Busk – Boléro réunit le Ballet du Grand Théâtre de Genève au Théâtre du Châtelet autour de trois œuvres qui, tout en affirmant chacune leur singularité, se rejoignent dans leur exploration du collectif et de l’expressivité.

Le spectacle Strong - Busk - Boléro propose un triptyque chorégraphique à la croisée de différentes esthétiques, composé autour de thématiques communes. Interprété par le Ballet du Grand Théâtre de Genève, Bolero ouvre la soirée, création signée Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Elle est suivie de Busk d’Aszure Barton, puis de Strong de Sharon Eyal qui clôt le programme. La réunion des trois œuvres, créées indépendamment les unes des autres et rassemblées ici par Sidi Lardi Cherkaoui, s’incarne à merveille sur la scène du Théâtre du Châtelet. Ce programme mixte, sans être déroutant, est surprenant par la singularité de chaque pièce. Si les formes diffèrent, chaque chorégraphie dévoile une même vulnérabilité, exprimée avec une sincérité juste et portée par une technique irréprochable.

Depuis sa création en 1962, le Ballet du Grand Théâtre de Genève se distingue par la qualité et la diversité de ses productions. La compagnie a été dirigée par de grands noms de la danse, comme George Balanchine, et travaille régulièrement avec des chorégraphes de renom. Lors de la saison 23-24, la compagnie a notamment dansé le ballet Outsider de Rachid Ouramdane, directeur du Théâtre national de la danse - Chaillot.

Sidi Larbi Cherkaoui, qui présentent ici le Boléro co-créé avec Damien Jalet, dirige la compagnie depuis 2022. Chorégraphe belgo-marocain de danse contemporaine, il a été formé par des figures majeures de la scène flamande, comme Anne Teresa de Keersmaeker à l’école P.A.R.T.S. et a également dirigé le Ballet royal de Flandre. Parallèlement au Ballet du Grand Théâtre de Genève, Cherkaoui est également à la tête de la compagnie Eastman et est apprécié internationalement. Son travail, qu’il s’agisse de Boléro ou de son adaptation de Pelléas et Mélisande, également co-créé avec Damien Jalet, lui valent une reconnaissance considérable grâce à sa façon subtile d’interroger, par la danse, les multiples facettes de l’identité au cœur d’un langage artistique puissant et sensible.

Bolero, Cherkaoui et Jalet

La soirée s’ouvre sur Boléro, chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, partenaires artistiques de longue date, en collaboration avec l’artiste Marina Abramović, célèbre pour ses performances intenses.

Bolero (photo de Magali Dougados)

La chorégraphie est construite sur l'œuvre éponyme de Maurice Ravel, composition emblématique écrite en 1928. Pendant quinze minutes, une même mélodie est répétée et amplifiée. La musique de Ravel entraînante et hypnotique, a inspiré de nombreux chorégraphes ‒ on pense bien sûr au Boléro de Maurice Béjart.

Oeuvre créée initialement pour le Ballet de l’Opéra de Paris, la version de Cherkaoui et Jalet propose une relecture de l'œuvre. Le chorégraphe s’inscrit dans un héritage important de l’histoire de la danse, s’inspirant de cet héritage et en faisant une proposition neuve. Généralement, comme dans le Boléro de Béjart, un·e danseur·euse est au centre de la scène, et entouré·e du reste de la troupe, emportée dans un mouvement répétitif menant à une transe collective.

Chez Cherkaoui et Jalet, aucun personnage central. Les onze danseur·euse·s partagent équitablement la scène. On retrouve ce principe de tournoiement, des duos se forment et se délient, une personne se trouve parfois seule, mais sans jamais dominer. Pour les chorégraphes, c’est une façon de sortir de l’individualisme et de revenir à la communauté. Les corps sont emportés par la même énergie et forment une constellation en bouillonnement. C’est hypnotisant. Au sol, une projection imaginée par Marina Abramović montre un écran qui bugge, accentuée par la présence d’un miroir incliné au-dessus de la scène.

La danse est légère, mais il y a une forme de pesanteur : les danseur·euse·s semblent prisonnié·e·s de cette spirale infinie. Le moindre déséquilibre est immédiatement rétabli. Il y a quelque chose de très vulnérable dans cette danse, mise en valeur par des costumes éthérés, signés Riccardo Tisci. Des voiles recouvrent des justaucorps couleur chair, imprimés de squelettes. L’ensemble évoque une danse macabre, sublime, mais éprouvante par son éternel recommencement.

Busk, Barton

La soirée se poursuit avec Busk. Chorégraphiée par la danseuse canadienne Aszure Barton, la pièce est dansée sur une bande son éclectique mêlant August Soderman, Camille Saint-Saëns, Daniel Belanger, Lev « Ljova » Zhurbin, Moondog, Slava Grigoryan.

Busk (photo de Gregory Batardon)

Busk est une surprise. Elle démarre dans la sobriété des costumes noirs de la compagnie, et explose dans un dynamisme foisonnant tout en conservant beaucoup de subtilité. Barton intègre une variété d’énergies dans sa pièce et parvient à nous raconter une histoire par la danse. C’est le type de spectacle qui, même sans un mot, se fait comprendre et sentir.

Ce qui fait l’originalité de Busk, c’est son expressivité : les interprètes dansent l’intégralité de leur corps, jusqu’au bout de leurs doigts, jusqu’à la langue, en utilisant aussi leur voix. C’est parfois surprenant, la chorégraphe pousse les limites du mouvement pour donner plus de vie à la danse. Cela n’exclut pas pour autant la rigueur et la technique : les grimaces et cris sont parfois accompagnés de battements, pirouettes et impressionnants portés. Le regard est d’ailleurs essentiel et joue un rôle important dans l’intensité du ballet. Barton pousse la danse dans ses retranchements, au-delà de l’académique, explorant tout ce que le corps peut exprimer avec beaucoup d’audace et de liberté.

Contrairement à ce que l’on voit dans Boléro, il y a une grande variété de formations dans Busk, avec plusieurs solos entre les moments d’ensemble. C’est une autre façon de renvoyer au collectif, sans éliminer l’individu ; ce dernier se distingue, raconte son histoire et retourne au sein du groupe, de la communauté.

Strong, Eyal

Le programme se conclut avec Strong, proposition puissante de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, en collaboration avec Gai Behar et Clyde E. Archer, sur la musique de Ori Lichtik. Il faut du temps pour entrer dans cette pièce, qui semble d’abord austère, mais une fois dedans, l’expérience devient bouleversante.

Strong (photo de Gregory Batardon)

Ce qui définit l'œuvre au premier abord, c’est le travail des lignes, tendues et répétées, et la mécanique rigoureuse qui s’empare des danseur·euse·s. Comme dans le Boléro, la répétition est au cœur de la chorégraphie et elle s’accentue par l’amplitude des mouvements et par le déplacement des interprètes sur scène. Cette rigidité est accentuée par les costumes : justaucorps sombres, transparence noire, cheveux plaqués. Rien ne dépasse.

La musique, composée par le DJ Ori Lichtik, renforce cette teneur. La compagnie danse sur une bande son techno, au volume important et aux pulsations constantes.

Ensemble, la troupe devient machine : un moteur invisible entraine les corps dans un mouvement d’abord restreint, et qui s’intensifie peu à peu comme si la machine déraillait. Il y a beaucoup de sévérité dans le regard, mais l’émotion est dévoilée doucement. Parfois, un·e danseur·euse·s sort de la machine et reste bloqué·e sur un mouvement ou une pose, pendant que le reste continue. Dès lors, malgré l’austérité et la mécanique de la pièce, certaines émotions ressortent : de la tension, de la peine, et même parfois de la douleur.

La discipline est poussée à l’extrême mais l’humanité dépasse la rigidité des mouvements. Derrière la sévérité, Strong laisse émerger une émotion brute, comme un commentaire sur la condition de l’interprète, sur ce que le corps encaisse, cache, et finit toujours par révéler même s’il est entraîné par une force extérieure.

 

Strong – Busk – Boléro, programme hybride mais cohérent, présente une exploration poétique du singulier et de la collectivité. Les œuvres, signées par des chorégraphes exceptionnel·le·s, mettent en avant le talent de la compagnie suisse et sa capacité à incarner des récits sans mots, à faire exister le groupe sans oublier l’individu.

Même rédacteur·ice :

Strong - Busk - Bolero

du 10 au 13 avril 2025

Théâtre du Châtelet

Ballet du Grand Théâtre de Genève

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