critique &
création culturelle

Sugar Island de Cuqui Jerez

Hésitations en arabesque

Dans l’espace Sugar Island, le ballet se désarticule. Présentée en octobre 2025 au Théâtre Varia pour le festival EUROPALIA ESPAÑA, la performance revisite la discipline classique pour en révéler la mécanique et l’étrangeté. L’enjeu n’est plus la beauté du mouvement, mais ce qu’il raconte lorsqu’il se vide de son intention.

Sur la scène du Théâtre Varia, Sugar Island déroute. Avec ce nouveau spectacle, la chorégraphe espagnole Cuqui Jerez interroge la tradition du ballet à travers une proposition décalée : seule sur scène, la performeuse Cécile Brousse répète différents mouvements de danse classique avec une attitude nonchalante et un regard perdu dans le vide. Peu à peu, l’espace se peuple d’éléments visuels et sonores : lumières vives, sons de vagues, nappes électroniques et accessoires kitsch. Cuqui Jerez entraîne la rigueur du ballet dans un univers pop et artificiel, où le geste technique est déréglé. Une proposition claire dans son intention, qui intrigue d’abord, mais finit par s'essouffler à force de littéralité et de répétition.

Dans ses créations, Cuqui Jerez cultive depuis longtemps ce travail de déconstruction des codes et de contraste entre tradition classique, danse contemporaine et arts performatifs. Formée à la danse classique à Madrid, la chorégraphe poursuit des études de danse contemporaine à New York dans les années nonante. Ses performances l'éloignent de sa formation classique, même si elle s’en sert pour explorer d’autres formes d’expression corporelle. En 2020, elle présente Las Ultracosas, une performance pluridisciplinaire de cinq heures, construite comme une succession de tableaux vivants. Dans cette même logique d’exploration, Sugar Island s’inscrit pleinement dans la ligne artistique d’EUROPALIA : tous les deux ans, le festival met un pays à l’honneur durant une saison culturelle et revisite ses traditions tout en présentant ses formes de création contemporaines.

Artifices

Sugar Island s’ouvre dans le noir total. L’obscurité est accompagnée de bruits de vagues, avant qu’une lumière ne révèle soudainement la scène vide et la danseuse immobile. On est frappé·e par la luminosité du tableau, surtout après avoir été plongé·e dans le noir complet. L’interprète entame un timide plié, descend de plus en plus bas, tend ses jambes, recommence. Le bas de son corps affiche une technique impeccable, tandis que le haut se dissocie : dos légèrement voûté, bras désarticulés, bouche entrouverte. Elle observe les mouvements de ses jambes : pliés, tendus et battements sont répétés de façon mécanique. Difficile de dire si la danseuse habite encore ses mouvements. C’est très ambigu : les gestes semblent à la fois étrangers au corps qui les produit, et en même temps surinvestis par la répétition, la lenteur et le regard distrait qu’elle pose sur elle-même.

Très vite, une impression de superficialité s’installe. La danseuse ne se limite qu’à des mouvements de base, parfois imparfaits, et reste dans de la technique pure. Son visage reste impassible. Elle porte une perruque et les changements de costume ne varient que par la couleur d’un même justaucorps. L’ensemble engendre une impression de ridicule ; on observe une danseuse à l’air déconnecté, qui répète les mêmes mouvements lentement et qui s’éclipse de temps en temps pour remplacer sa tunique bleue par le même modèle en rouge.

Le son évolue au fur et à mesure que la performance avance : les vagues cèdent la place à des sons de plus en plus électroniques. La musique reste tout du long très banale et passe-partout, semblable à celle d’un centre commercial. Les jeux de lumière sont flashy, abstraits.

Une silhouette, comme un double de Cécile Brousse (même perruque, même tenue), apparaît de temps en temps pour déposer des fragments de colonnes antiques de façon éparpillée sur scène. Vers la fin, elle installe un panneau lumineux affichant le titre Sugar Island, une enseigne à néons clinquante qui accentue la dimension artificielle du spectacle. Malgré ces ajouts, la scénographie semble toujours en suspens, comme un décor inachevé.

Suspension

La chorégraphie et la mise en scène reposent sur l’attente. Tout semble annoncer une bascule, un développement qui ne surviendra pourtant jamais. Pendant 1h20, la danseuse répète les mouvements, se déplace par soubresaut, et reprend la répétition d’un geste technique. Cuqui Jerez cherche à désorienter le regard du public, à l’installer dans une contemplation pure, mais l’expérience se heurte à son propre dispositif : la pièce devient monotone, répétitive. À force de rester en surface d’idée, ça tourne en boucle. Le concept domine et en même temps s’appauvrit par une proposition limitée. Le public non initié ne perçoit pas forcément les écarts au vocabulaire classique, tandis que les spectateur·ices averti·es voient simplement l’interprétation la plus littérale de la déconstruction. Il n’est pas inintéressant de vouloir illustrer l'artificialité des codes et les limites d’une perfection technique dans l’art, mais l’intention est comprise dès les premières minutes et la tension se dissout. Les gestes classiques sont ralentis, répétés, désaxés, mais ça reste… de la danse classique. Autour de la danseuse, les colonnes antiques sont brisées : la tradition est littéralement en morceaux. La référence au ballet comme monument culturel se matérialise, mais est fissurée, au sens propre comme au sens figuré.

Le malaise et l’impatience deviennent alors les seules réactions possibles à cette contemplation artificielle, sans véritable contrepartie : ni plaisir, ni réflexion renouvelée, ni surprise dramaturgique. Sugar Island laisse une impression mineure. Alors que la scène contemporaine multiplie les tentatives pour interroger l’héritage du ballet, toutes ne paraissent pas indispensables.

Même rédacteur·ice :

Sugar Island

Concept et direction : Cuqui Jerez 
Avec Cécile Brousse
Walk on : Louana Gentner
Composition musicale et son : Óscar Bueno
Création lumière : Gilles Gentner
Collaboration aux costumes : Anto Rodríguez

Vu au Théâtre Varia le 24 octobre 2025

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