Il y a quelques semaines de cela s’est arrêtée l’une des plus ambitieuses séries de ces dernières années : The Leftovers . Adrien Corbeel s’est penché sur les trois saisons de cette série qui a fait du mystère sa raison d’être.
[ Cet article peut être lu même si vous n’avez pas encore été touché par la grâce de The Leftovers. Pas de spoilers, donc.]
Si son nom vous est familier, son concept vous est probablement déjà connu : en une fatidique journée d’octobre 2012, environ 2 % de la population mondiale a disparu de la surface de la planète sans laisser de traces et sans raison apparente. Le phénomène est aussi soudain que dépourvu d’une quelconque logique, touchant indistinctement criminels comme bons samaritains, enfants comme grands-parents, Américains comme Sud-Africains. Pour les 98 % restants, l’incompréhension le dispute au chagrin, et l’univers tel qu’ils pensaient le connaître a à jamais changé de visage.
C’est autour de quelques individus ayant été « épargnés » que The Leftovers , créée par Tom Perrolta (auteur du roman du même nom) et Damon Lindelof (co-créateur de Lost ), se concentre. La plupart d’entre eux tentent avec un succès très relatif de continuer leur existence. Kevin Garvey (Justin Theroux), par exemple, shérif d’une petite ville de l’État de New York, opte pour une vie paisible, mais voit sa psyché profondément perturbée suite à l’événement. Certains rompent complètement avec leur vie d’avant, comme Laurie (Amy Brenneman), l’épouse de Kevin, qui a quitté sa vie de famille et son respectable cabinet de psychologie pour intégrer une secte. Tout de blancs vêtus, cigarette à la bouche et mutiques, ils commémorent ce qui représente à leurs yeux la fin du monde. D’autres, comme Nora (Carrie Coon), ont tellement perdu suite à l’événement (deux enfants et un mari !) que le simple fait qu’ils parviennent à mener une existence relativement normale est extraordinaire. Comment continuer à vivre malgré cette inexplicable absence ? Comment faire son deuil lorsqu’on ignore ce qui est arrivé aux êtres qui nous sont les plus chers ?
Dans de telles circonstances, trouver des réponses, ou du moins une forme d’apaisement, est une nécessité. La tâche n’est facile pour personne. Dans leur poursuite de la vérité, les personnages croisent vrai et/ou faux prophètes, potentiels messies, signes et symboles, ne sachant s’il faut y voir d’improbables vérités ou de rassurants mensonges. Le « jugement dernier » du 14 octobre 2011 ayant mis à mal les croyances d’une large partie de la population, les religions organisées s’imposent, plus que jamais, comme des points d’interrogation. Elles offrent toujours à ceux qui en ont besoin une forme de réconfort, mais la foi s’avère très souvent un sacerdoce. C’est le cas pour le personnage de Matt, un révérend dont le parcours semble directement inspiré d’un personnage de l’Ancien Testament, Job : à l’instar de ce dernier, sa foi en Dieu est à de multiples reprises éprouvée et testée.
Si la série prend parfois la forme d’un récit biblique, The Leftovers est plutôt une histoire agnostique. Les « miracles », étranges coïncidences et hallucinations (inspirés de multiples religions) qui y abondent peuvent être interprétés par les personnages (et par les spectateurs) de différentes manières. Certains y verront une validation de leur croyance, d’autres la preuve que l’univers est indifférent et dépourvu de sens. Mais quelle que soit leur position, la grande majorité des personnages sont indéniablement perdus et incertains. Leur vie a été complètement déroutée par « l’événement », poussée malgré eux dans des questionnements théologiques et philosophiques quasi constants ; désespoir existentiel, crise de foi et anxiété sont leur lot quotidien.
La première saison de la série est particulièrement emblématique de cette angoisse : souvent déprimante, cruelle, mais néanmoins passionnante. Les deux saisons suivantes en sont le parfait complément : plus légères – du moins autant qu’une série parlant de deuil et de dépression peut l’être –, mais aussi plus ambitieuses, plus étranges et plus drôles, tournant en dérision ses choix grandiloquents. Une chose n’a pas changé : elle reste énigmatique, préférant s’interroger et nous pousser à la réflexion, plutôt que nous proposer des réponses faciles.
Vu ainsi, il pourrait sembler que Damon Lindelof n’a pas vraiment appris de son expérience avec la série Lost, qui frustra de nombreux spectateurs ayant vainement attendu les réponses promises. Le problème n’avait cependant pas lieu d’être pour The Leftovers, la série n’ayant jamais prétendu que son mystère principal allait être résolu de manière claire et concrète. Au contraire, elle a inlassablement répété au cours de ses vingt-huit épisodes que ses réponses aux mystères de l’existence allaient rester ambiguës. Sa perspective a toujours été que, à l’instar des grandes questions métaphysiques, son élément déclencheur resterait sujet aux interprétations de chacun. Certains sont persuadés qu’il n’y a pas de sens, d’autres sont convaincus d’en posséder l’explication. Vous êtes libres d’y croire. Vous êtes libres d’y voir un mensonge. Vous êtes libres d’être incertains. À vous d’en décider.