critique &
création culturelle
Tout est loin
L’écriture, entre libération et pleine présence

Les fantômes du passé, la solitude, la lenteur contemplative… Paru en avril 2022 aux éditions L’herbe qui tremble, Tout est loin est une œuvre profonde qui brasse des thèmes existentiels. Son écriture libère et invite à habiter pleinement l’instant.

Entre Karel Logist et son écriture, c’est un peu une histoire d’amour. Le poète voit dans ses « mots de tous les jours » la meilleure compagnie pour exprimer aussi bien les moments positifs qui s’égrènent au fil de sa vie, que ses « chagrins ».

Comme ils ont l’air vieillis

mes mots de tous les jours

[…]

Se sont-ils fatigués

à décrire un amour

[…] ?

Bien sûr que je les aime

car je sais qu’ici-bas

je ne trouverai point

de meilleurs compagnons

pour chanter mes saisons

ou dire mes chagrins.

L’écriture de Tout est loin traduit deux grands mouvements. D’un côté, la catharsis, qui permet à l’auteur de se libérer de traumatismes affectifs liés à des amours compliqués. De l’autre, la pleine présence, le plein investissement de l’être dans l’instant.

L’écriture comme catharsis

Dans « J’habite à reculons » , l’écrivain montre à quel point il habite encore dans les souvenirs douloureux de son passé. Son esprit se tourne vers ces vestiges malsains ( d’insalubres maisons ) et saturés de tristesse (« D’improbables moissons » / « saturent leurs greniers »).

J’habite à reculons

des souvenirs ténus

d’insalubres maisons

qu’il eût fallu abattre

D’improbables moissons

saturent leurs greniers

Le poète n’est pas pour autant démuni face à sa souffrance. « Rappelle les chiens du passé » met ainsi en lumière toute la puissance cathartique de l’écriture. De par la mise en mots, l’auteur s’impose une série de résolutions pour se protéger des souvenirs douloureux et de leurs séquelles. Il s’agit de se montrer fort pour les maintenir à distance, de les replacer dans le passé, de leur opposer l’avenir ou encore de tuer ses ressentiments (« colère morte »).

Mate les chiens du souvenir

Muscle ton bras qui tient leurs laisses

pour tenir à bonne distance

la gueule ouverte de tes peurs

Caresse leurs os Nourris-les

des mies d’une colère morte

Fais-les s’asseoir dans ton histoire

Dresse-les contre l’avenir.

L’écriture permet également à l’auteur de se libérer de traumatismes affectifs du présent. La douleur d’un amour compliqué peut atteindre une telle intensité qu’elle le pousse à lui donner forme en recourant aux mots. Le texte « Dans ma solitude inouïe » en offre un exemple lumineux. Sa rédaction permet à l’écrivain de donner une apparence à la souffrance intense (« – et tellement fort – ») qui était cloisonnée dans son esprit, sans moyen d’expression (« un cri muet »).

Dans ma solitude inouïe

Je pense si souvent

– et tellement fort –

que tu ne penses pas à moi,

que je l’écris ici

pour habiller un cri muet.

Habiter l’instant

Dès le premier poème, le poète donne le ton : « prends le temps » . Ne commets pas l’erreur de limiter ton temps, avec un instrument de mesure. Donne-toi le temps. À ce stade, la formule se couvre encore d’un certain mystère.

Si un jour

tu dois faire un choix

entre

la clepsydre

et le sablier

prends le temps.

Ce conseil s’éclaire quelques pages plus loin, à la lueur d’un exemple concret. Le lilas en fleurs est source d’inspiration pour l’écrivain : « Il habite parfaitement » / « l’instant de son parfum ». Il s’agirait donc de prendre le temps d’habiter, d’investir pleinement l’instant.

Le lilas blanc

qui fleurit

sous mes fenêtres

ne réclame pas d’eau

et n’épie pas le vent du soir

Il habite parfaitement

l’instant de son parfum

et lui non plus

n’aura pas fait

le grand voyage.

Le texte « Matin de mai je perds » évoque particulièrement cette philosophie. On y découvre un éloge de la lenteur, qui incite à prendre tout son temps pour vivre totalement l’instant. Ce message passe tant par le contenu ( « j’ai tout le jour devant moi ») que par la forme : des rejets à la ligne cassent les séquences : « un puzzle » / « assez compliqué » ; « je perds » / « mon goût pour la détresse » ; « Peu m’importe » / « : j’ai tout le jour devant moi ». L’auteur crée ainsi un rythme saccadé qui nous pousse à marquer de nombreuses pauses, à prendre le temps dans notre lecture. L’accélération du cinquième vers n’est là que pour souligner la détermination du poète à habiter pleinement l'instant de la contemplation.

Matin de mai je perds

mon goût pour la détresse

La visibilité est bonne

Des nuages font un puzzle

assez compliqué Peu m’importe

: j’ai tout le jour devant moi

Le bleu aux fenêtres

invite mon regard

à ordonner le ciel

Avec le court poème « Mer calme » , l’écrivain nous immerge à nouveau dans l’ordre de la lenteur. La contemplation se fait méditative… On se surprend à ressentir la tranquillité du paysage marin, qui se dessine dès le premier vers.

Mer calme

L’oiseau se replonge

dans sa lecture du ciel

Il arrive que l’instant prenne les traits de l’éphémère, d’une brève illumination. La beauté qui s’en dégage semble alors d’un autre monde. Ces impressions imprègnent les mots de l’auteur, lorsqu’il décrit l’irruption d’un joggeur dans les dunes. Un surgissement, d’une beauté solaire. Une très courte pause (« tu t’arrêtes tu baignes »). Un départ et, très vite, la disparition à l’horizon.

Éphémère joggeur

dénudé dans les dunes

tu surgis on dirait

que tu sors du soleil

que tu t’ouvres une route

sur Terre parmi nous

tu t’arrêtes tu baignes

dans ta transpiration

et tu ne nous vois pas

puis tu reprends ta course

auréolé des feux

de ta courte beauté

la lumière t’avale

et recrache ton ombre

un point qui clôt la plage

l’horizon te va bien

Avec Tout est loin , Karel Logist signe un recueil aux vertus existentielles. D’un côté, il nous rappelle le pouvoir libérateur de l’écriture face à la souffrance : la mise en mots est mise à distance. De l’autre, il souligne la valeur d’un instant pleinement vécu. Une belle façon de montrer à quel point la poésie est essentielle, tant elle est capable d’enrichir notre rapport au réel.

Même rédacteur·ice :

Titre : Tout est loin
Auteur : Karel Logist
Editions : L’herbe qui tremble
Collection : D’autre part
Parution : 2022
Pages : 120 pages.