Que serait, aujourd’hui, « filer vers le Sud » ? Un corps tropical interroge la notion d’aventure telle que transposée dans le monde contemporain, formulant une quête débridée où s’éprouve le poids des chairs à coups d’écorchures dans la réalité.
La peau, la gorge, l’os, l’estomac. Quatre chapitres dont les titres délimitent le territoire corporel du livre, 400 pages pour éprouver l’élasticité des parois stomacales autant que la souplesse du verbe. L’exploration s’effectue en parallèle d’une autre, plus attendue dans un roman que l’on dit d’aventures : celle d’un territoire géographique. Au départ de la piscine à vagues du parc tropical d’une petite ville grise et froide, un homme en tous points banal et sans histoire se retrouve à trainer sa carcasse molle d’une terrasse madrilène au fin fond de la jungle amazonienne, ingurgitant au passage un large flot de boissons alcoolisées et autres objets à caractère illicite au gré de transactions « en mains propres » qui n’en finissent pas de l’éloigner de l’intemporelle douceur liquide promise par les vagues artificielles du bassin chloré. Au fil de ce cheminement insolite, le narrateur goûtera à toutes les nuances qui séparent l’extase de la douleur – et ce, sans se départir d’un détachement bonhomme qui confine à la stupidité et attendrit autant qu’il amuse.
« Certains corps sont précipités dans l’inconnu, deviennent bergers quand ils étaient notaires, acrobates quand ils étaient boulangers, j’ai même vu une mathématicienne devenir astronaute, mais tous les corps ne peuvent en espérer autant, et pour celui que je regardais dans le miroir du pédiluve, il faudrait se contenter de ce faible déplacement, d’une secousse infrasismique en guise de tremblement de terre. »
D’emblée se pose, en écho à l’omniprésence du corps, la question de la matérialité de l’existence et s’installe un rapport singulier entre la chair et le récit. Car là où « la réalité au-dehors est sujette à l’effritement », le seul espoir de certitude réside dans les sensations, vertus de ce corps qui, bien que peu tropical et très certainement malgré lui, figure l’axe autour duquel tourne cette histoire extravagante. Ainsi le caractère épique des évènements est-il sans cesse brisé par le retour au « je », par la surprésence d’un « moi » candide et parfois lyrique qui sature le texte au point de le faire déborder tant de son lit que de nos horizons d’attente – car il coule, fluide, en torrent ininterrompu qui irrigue et renouvelle les terres trop cultivées du roman d’aventures. Ce flux de conscience se déploie sur des pages entières, délaissant le tranchant des points au profit des courbes de la virgule, usant de la répétition burlesque des formules1 , couplée à une précision excentrique du langage, qui confère au récit un ton aussi jubilatoire qu’inattendu. De tout cela résulte un rythme enivrant, entrecoupé çà et là de courtes propositions dont la brièveté les ferait presque accéder au statut d’invraisemblables aphorismes2 – c’est là pour moi, qui n’y connais pas grand-chose en cumbia, toute la musicalité du récit, qui déjà se déployait avec éclat dans le précédent livre publié par Philippe Marczewski ( Blues pour trois tombes et un fantôme , Inculte, 2019).
Si ces deux textes ne présentent aucun lien de filiation, de l’un à l’autre s’affirme un goût pour le déplacement, pour la plongée profonde dans l’atmosphère d’un lieu – ici celle, fugitive ou fabulée, que le narrateur associe aux tropiques. Car au cœur d’ Un corps tropical bouillonne le concept protéiforme qu’élabore et interroge son héros Beckettien, la tropicalité. Pétri des représentations culturelles parmi lesquelles il a grandi et vécu (au premier rang desquelles on rencontre évidemment, installé bien sagement, un type roux à la tronche constamment ahurie3 ), confiant et naïf, le narrateur s’abandonne complètement au bien-être considéré comme risible que lui procure la piscine à vagues et en vient à se prendre de passion pour des tropiques imaginaires dont il traque les matérialisations au fil de ses pérégrinations. Aucune, bien sûr, ne correspond à son fantasme, calqué sur un « monde sauvage, plein de la fureur des éléments et de la puissance d’une nature débridée » que lui laisse entrevoir le dôme transparent de la piscine, territoire qu’il entreprend d’explorer « armé de [sa] serviette [qu’il] portai[t] autour du cou » – et l’en voilà bien décontenancé.
« Je me suis dit une fois de plus que la tropicalité n’était qu’un leurre : le corps de Timeo paraissait tropical mais il n’était que tromperie, le seul corps tropical véritable, dans sa dimension masculine, étant celui d’Ernesto, ou celui du chauffeur, et de la même manière les plantes à larges feuilles et les chants d’oiseaux enregistrés et les eaux chaudes du jacuzzi de la piscine du parc tropical n’étaient qu’un décor de théâtre, tandis que la vérité tropicale, c’étaient ces rues poussiéreuses, ces casses automobiles et cette pollerìa. »
C’est que la recherche de tropicalité, qui se traduit pour le protagoniste en quête éperdue d’absence de pression (le corps flottant béatement dans le liquide, dépourvu de la moindre tension), est sous-tendue par une réflexion subtile sur les rapports de classe et l’imaginaire colonial. Cet imaginaire, le narrateur s’en sait imprégné jusqu’à l’os mais s’illusionne d’y pouvoir échapper – pour se voir immédiatement rattrapé par des éclairs de lucidité qui précisent les contours de sa personnalité, lui offrant du même coup de la profondeur (il n’est pas seulement, ou pas vraiment , « un homme sans qualité »). Car si le corps est central, l’est aussi la question du confort qui lui est accordé, plus ou moins grand selon ses origines sociales ; un certain déterminisme qui explose dans la dernière partie du récit, confirmant son caractère inclassable et la pleine maitrise des subtilités narratives dont témoigne son auteur. Le roman opère un double mouvement de fractionnement : celui du corps et du réel, transpercés avec la même intensité par la lumière crue des mots qui les portent.
« Tonton Cristobal de kermesse, voilà sans doute l’exotisme auquel il est raisonnable que je prétende : je suis un conquistador de proximité. »
Car l’aventure est elle-même un concept. Elle résulte de la confrontation constante entre l’impression théorique que l’on s’en fait, basée sur des clichés et un environnement culturel forcément connoté, et la réalité – qui en vient à perdre de sa substance face à la puissance fabulatrice de l’imagination. Employer un narrateur qui relate, avec la même intensité, l’effet stimulant des bulles du jacuzzi sur sa virilité et les trafics les plus glauques qui s’élaborent dans la moiteur de la jungle amazonienne relève de la virtuosité dramaturgique : piégés par ce ton aussi régulier qu’un train filant sur des rails, lecteurs et lectrices sont inéluctablement emportés, sans espoir de les anticiper, vers des rebondissements dont l’extravagance et la brutalité croissent à l’unisson. Face à la discordance entre le ton et les événements, une distance critique se manifeste d’elle-même, qui creuse les failles dont sont faites les histoires rapportées par « ceux qui croient voir le monde en s’y enfonçant profondément avec leurs devises en poche ».
Naviguant à vue entre apesanteur et gravité, ce roman incomparable retrace l’histoire d’un corps, aussi unique qu’ordinaire, cheminant parmi les autres dans les méandres du monde.
« À l’heure bleue qui est un monde entre la nuit et le jour, je descendais le fleuve en secret. J’étais globule dans l’aorte de la forêt, globule blanc dans le sang tropical. »