Le nouveau roman de Becky Chambers, Un Psaume pour les recyclés sauvages, lauréat du Prix Hugo 2022 dans la catégorie novella , a rejoint les étales des librairies francophones en septembre 2022. Plongés dans une société aux contours nouveaux, nous découvrons un univers futuriste désirable rempli de personnages attachants, parfois quelque peu perdus dans leur quotidien. C’est un roman qui pourrait se dessiner, se respirer et se vivre tant l’imaginaire décrit est riche d’un renouveau positif et chaleureux.
Sur la planète Panga, gravitant autour de Motan et illuminée par un soleil, évolue maintenant une humanité au temps lent et doux. Nous y retrouvons Dex qui est moine du thé. Iel1 parcourt tout Panga en arrêtant son chariot sur les places de marché des villages rencontrés sur son chemin. En mélangeant savamment les herbes, Dex réussit à concocter des tisanes qui pourront rencontrer les besoins de ses clients.
Cette société futuriste se situe après « La Transition », une période historique pour les habitants de Panga qui ont dû apprendre à composer avec les limites matérielles de la nature. Dans cet univers post-Transition, les voitures et les allées goudronnées ont disparu, tandis que la moitié de l’espace est classée en « zones naturelles protégées ». Une moitié pour les humains, une autre pour toutes les autres espèces. Au sein de cette nature, se trouvent aussi les robots qui, après avoir atteint la conscience, ont décidé de quitter le monde productiviste des humains pour s’enfoncer dans les forêts. Depuis, plus personne ne les a revus.
Pourtant, toute trace de technologie n’a pas quitté cette société : chacun possède un mini-ordinateur qui sert à s’échanger des crédits, télécharger toutes sortes de données et s’envoyer des messages. Un psaume pour les recyclés sauvages propose un environnement différent de notre quotidien, qui se révèle à la fois plausible et désirable tout en étant loin d’avoir banni le rapport à la technologie. C’est ce qui fait la force du genre du Solarpunk, un sous-genre de la science-fiction issu du Steampunk et du Cyberpunk2 . Au lieu de dépeindre une société qui étoufferait sous les nuages pollués des usines, le Solarpunk prend les sources d’énergie renouvelables comme source d’énergie principale. L’esthétique de ce genre, qu’on retrouve d’ailleurs dans l'architecture de Panga, s’inspire de l’Art nouveau et du mouvement Arts and Crafts anglais de la fin du XIXe siècle, tout en courbes et motifs naturels.
Les maisons suspendues ressemblaient à des coquillages vus en coupe, organisés selon une symétrie douce. [...] Le bois venait des structures abandonnées, ou d’arbres que seules la boue et la gravité avaient abattus.
C’est un sous-genre qui permet de libérer les imaginaires, tant sur la forme de la société que sur les relations qui s’y tissent. Rien que l’utilisation de l’écriture inclusive permet de couvrir une autre réalité tout en découvrant des sons nouveaux, encore bien peu familiers dans le monde littéraire francophone. D’abord dérangée par cette nouveauté à la lecture, j’ai été très vite enchantée de parcourir un roman qui embrasse cette dynamique. Dans sa première trilogie spatiale, les Voyageurs (Prix Hugo 2019 de la meilleure série littéraire), Becky Chambers utilisait déjà l’écriture inclusive tout en imaginant une galaxie où diverses espèces aliens coexistent.
Malgré tout, nous ne sommes pas face à une énième utopie, vu que le personnage de Dex est en proie à une terrible lassitude face à une vie de prime abord plutôt équilibrée. Étrangement, iel cherche absolument à entendre le son des grillons, une espèce depuis longtemps disparue. Avide de cette nature, iel s’enfoncera dans les fameuses « zones naturelles protégées » pour tomber sur Omphale Tachetée Splendide, le premier robot émissaire venant prendre des nouvelles des humains. Alors que les deux personnages se mêlent à la forêt, un rythme différent s'empare du roman, plus philosophique et réflexif sur le passé de Panga et qui fait écho à notre présent.
On a du mal à concevoir que les constructions des humains sont conquises sur la nature, qu’elles s’y superposent, que les lieux humains existent dans les interstices de la nature et non l’inverse.
Ces réflexions vont réussir à particulièrement nous toucher car elles sont portées par des personnages complexes et attachants, bien loin des stéréotypes auxquels on s’attendrait. Omphale et les autres robots ne communiquent pas en réseau, car l’idée d’entendre les pensées de chacun les révulse. Et Dex, bien qu’éduquée dans une société qui a atteint une sorte d’équilibre souhaitable, cherche une échappatoire à sa lassitude au cœur cette nature rendue à elle-même. Ces personnages sont plein de contradictions, toujours emplis d’une certaine insatisfaction, et c’est ce qui les rend très « humains » au fond. Sous la plume de Becky Chambers, ils se dévoilent et évoluent dans leur pensée, ce qui nous rassure nous, en tant que lecteurs, dans nos propres incertitudes.
J’ai tout pour moi. Absolument tout. [...] Le monde que nous avons créé, Omphale, il… Il ne ressemble en rien à ceux que tes originaux [les premiers robots] ont quitté. C’est un monde beau et bon. Pas parfait, non, mais nous avons résolu beaucoup de problèmes. [...] Et pourtant je continue à me sentir vide au réveil, comme si… quelque chose manquait.
Mon seul regret est que ce premier roman soit aussi court. En refermant Un psaume pour les recyclés sauvages, nous n’avons qu’entraperçu toute la richesse du monde de Panga, tandis que les rapports qu’entretiennent Dex et les autres moines aux divers dieux de ce monde ne sont pas très clairs. Après avoir lu la trilogie des Voyageurs , je remarque maintenant que la compréhension fine des univers de Becky Chambers ne se fait jamais complètement et nécessite d’avoir lu l’entièreté de son œuvre. Certains concepts, comme les crédits (monnaie d’échange virtuelle) ou la tech (tout ce qui s’apparente à des composés technologiques), traversent par exemple tous ces mondes.
Et pourtant, ce roman pourrait se dessiner, se respirer et se vivre, tant l’imaginaire décrit est riche d’un renouveau positif et chaleureux. On voudrait ne jamais devoir se séparer de l’étreinte de cet univers offert par Becky Chambers.