critique &
création culturelle

When We See Us : un siècle de peinture figurative panafricaine

L’art de la guérison

Esiri ERHERIENE-ESSI, The Birthday Party, 2021, Courtesy of Jorge M. Pérez Collection, Miami. - Esiri Erheriene-Essi et Galerie Ron Mandos

When We See Us : Un siècle de peinture figurative panafricaine propose une vision renouvelée de la culture noire, afro-descendante et africaine à travers plus de 150 œuvres. En mettant en lumière la résilience et la beauté de la Black Joy, l’exposition inverse les narratifs traditionnels en privilégiant l’autoreprésentation et la diversité des expériences noires. À voir à Bozar jusqu’au 10 août 2025.

When We See Us : Un siècle de peinture figurative panafricaine permet d’entrevoir une autoreprésentation noire, africaine et afro-descendante. À travers plus de 150 œuvres réalisées par quelque 120 artistes, l’exposition explore une vision riche et nuancée de la pensée panafricaine en mettant en avant la résilience, l’essence et la charge politique de la Black Joy. Ce concept, à la fois personnel et collectif, met en avant la célébration des expériences positives, du bonheur et de l’épanouissement des personnes noires, en opposition aux récits souvent centrés sur la souffrance et la marginalisation. C’en est assez de mettre la douleur, les injustices et les traumatismes au premier plan. L’objectif de cette exposition est de contempler la réalité noire sous un autre prisme. Ici, on se réapproprie l’expérience africaine et d’ascendance africaine pour montrer qu’elle peut aussi être vécue par la joie et l’allégresse.

Cette intention commence dès le titre de l’exposition. When We See Us s’inspire d’une série diffusée sur Netflix intitulée When They See Us (réalisée par Ava DuVernay, 2019). Cette mini-série retrace l’histoire vraie des Central Park Five, cinq adolescents noirs et latinos injustement accusés et condamnés pour un viol en 1989 à New York, avant d’être innocentés des années plus tard. Elle dénonce le racisme systémique et les injustices du système judiciaire américain. Proposer un twist à ce titre et changer le « They » (« eux ») en « We » (« nous ») permet un renversement de perspective, mais surtout de centrer l’objet sur l’autoreprésentation. Cette réappropriation permet aussi de revendiquer un regard enfin affranchi des prismes extérieurs. Une démarche essentielle, tant l’histoire de la représentation des minorités a longtemps été façonnée par des visions biaisées, nourries de stéréotypes et d’incompréhensions. Ici, ce sont les artistes eux-mêmes qui prennent la parole, offrant une vision authentique et plurielle de l’identité panafricaine.

L’ampleur de cette initiative est d’autant plus significative qu’elle a été portée par le prestigieux Zeitz MOCAA (le Musée d’art contemporain d’Afrique au Cap, Afrique du Sud), sous la direction de Koyo Kouoh. Cette commissaire d’exposition indépendante et productrice culturelle internationale est une des plus importantes commissaires d’Afrique. La directrice exécutive et commissaire en chef du Zeitz MOCAA a d’ailleurs contribué à l’exposition par la rédaction des cartels accompagnant les œuvres, qui seront cités tout au long de cet article. Ces cartels apportent une lecture engagée et éclairée de chaque espace présenté.

Mais When We See Us ne se contente pas d’exposer toiles et textes : elle les met en dialogue avec d’autres formes d’expression artistique. Peinture, poésie, écriture et musique s’entremêlent pour créer une expérience immersive totale. Le musicien sud-africain Neo Muyanga a spécialement conçu un accompagnement sonore, diffusé en boucle dans les différentes pièces de Bozar, renforçant ainsi l’émotion qui se dégage de chaque œuvre. Structurée autour de six thématiques, l'exposition devient un espace de réflexion et de contemplation, où chaque médium entre en collision pour s’enrichir.

Ce qui frappe, c’est la puissance de cette rencontre entre les arts, mais aussi la manière dont elle interpelle. When We See Us n’est pas une simple exposition : c’est une expérience qui marque, qui bouleverse et qui instruit. Un évènement incontournable, résonnant au-delà des murs de Bozar et s’imposant comme une célébration vibrante des identités et des récits noirs. Impossible de ne pas être emporté par cette vague de créativité et de revendication.

Le quotidien

 

« Il y a de la beauté dans notre vie quotidienne. [...] Qu’il s’agisse de porter de l’eau, de lire, de courir, de tricoter, de boire de la bière ou de tresser les cheveux, nous exprimons notre joie et nous nous réjouissons de notre existence. » ‒ Koyo Kouoh

Moké, Bonnes nouvelles, c.1991

L’immersion s’ouvre sur une déconstruction du quotidien Noir. Ces œuvres capturent des scènes ordinaires – repas, conversations, instants de solitude, travail agricole, lecture, passage au salon de coiffure – loin de toute mise en spectacle ou récit de lutte. La force de ce premier chapitre réside dans l’étonnante convergence de regards : à travers les époques et les régions, de nombreux artistes ont exploré ces mêmes instants anodins, révélant une forme universelle de la banalité.

Repos

Le calme, la sérénité, la tranquillité, le délassement, la paix... Les artistes ont exploré une diversité de techniques pour traduire cette atmosphère intime. Certains, comme Eniwaye Oluwaseyi et sa Lady Gift of the Foreign Land, ont opté pour des coups de pinceau doux et fluides, créant des portraits subtils qui enveloppent les figures d’une aura apaisante. D’autres ont utilisé des aplats de couleurs chaudes et profondes, évoquant la douceur d’un après-midi ensoleillé. C’est le cas de Ian Mwesiga, artiste ougandais qui a proposé un twist du célèbre Portrait of an Artist (Pool with Two Figures) de David Hockney.

Ian Mwesiga, Man Standing by The Pool, 2020

Les textures varient également : des toiles aux touches épaisses et expressives donnent du relief aux corps, comme pour accentuer leur présence, tandis que des œuvres plus lisses et épurées plongent le spectateur dans un univers méditatif. Le jeu des lumières et des ombres, parfois inspiré du clair-obscur, renforce cette sensation de quiétude et d’introspection.

« Paysage onirique d’une vie lente et merveilleuse, d’un instinct de survie radical pour une connexion esprit-corps-âme et d’un repos absolu. » ‒ Koyo Kouoh

Cornelius Annor, The Conversation, 2020

The Conversation de Cornelius Annor met en avant l’importance de la tenue, à la fois symbole de fierté et marqueur d’identité. Pour accentuer cette dimension, l’artiste ghanéen intègre le transfert de tissu sur toile, une technique qui ancre la scène représentée dans le réel tout en brouillant la frontière entre le sujet et son décor.

Triomphe et émancipation

« Nous sommes fiers de ce que nous avons collectivement accompli, nous faisons nôtre l’esprit du poème Still I Rise de Maya Angelou. Notre amour est profond, il nous rappelle que les générations futures dépendent de ce que nous avons toujours été. »

Mmapula Mmakgabo Helen Sebidi, Who are We and Where are We Goin?, 2004–2008

Ce triptyque symbolique interroge le passé, le présent, l’avenir des peuples africains et afro-descendants en mettant en avant la transmission des traditions, l'héritage et les défis contemporains. Les éléments visuels semblent tous en interaction, reflet d’une quête, d’un cheminement collectif ou d’une évolution.

On retrouve des motifs spirituels, aux tons dorés – symboles de royauté et d’élévation, mais également des tons chauds et terreux qui renvoient aux paysages africains et aux matières naturelles. Les figures représentées semblent habitées par une force intérieure, leurs postures et expressions traduisant à la fois fierté et introspection. Certains détails rappellent les rituels ancestraux, tandis que d’autres, plus abstraits, suggèrent une transformation en cours.

Cette peinture, ainsi que toutes celles présentées dans cette pièce, célèbre la résilience et rappelle l’importance des ancêtres, le triomphe de la culture et la continuité des valeurs africaines. Chaque élément dialogue avec l’autre, créant une œuvre qui dépasse la simple figuration pour s’inscrire dans une réflexion profonde sur l’identité et la mémoire collective.

Sensualité

Tiffany Alfonseca, Espero que ya le dijiste a tu madre de nosotras, 2020

« Bienvenue dans l’univers de l’Amour noir, des corps incitant à l’intimité et à la caresse. Notre amour a de multiples facettes, il n’a pas de limites. »

Ici, les œuvres mettent en avant des scénarios créatifs, contemplatifs, qui détruisent les préjugés négatifs sur le vécu des personnes noires. Moments de tendresse, actes de communion et de partage, le corps noir est affirmé dans l’espace de manière positive et sous ses multiples nuances. Le colorisme et les discriminations sont mises à la porte. Ici, il n’y a plus de classifications des personnes, des corps, des couleurs, des genres. Les corps sont libérés de ces espaces réducteurs, sexués et racialisés où on les a forcé d’exister.

Spiritualité

« Nous incarnons notre triple héritage, ce qu’Ali Mazrui décrit comme un legs ancré dans les cultures autochtones et côtoyant le christianisme et l’islam. Nous sommes connectés aux dieux, aux déesses et aux esprits, à Amadlozi, Olodumare, Nzámbe, Mwari, Shiva et Unkulunkulu. »

Malangatana Ngwenya, O Curandeiro (The Sangoma or the Healer), 1964

La spiritualité fait partie intégrante de la vie quotidienne. Que ce soit à travers des pratiques individuelles ou collectives, par la prière, les rituels, les contes ou encore la méditation, la dimension métaphysique possède une importance particulière chez les africain·es et et afro descendant·es. Ces peintures, tantôt surréalistes, tantôt iconographiques, illustrent chacune comment la spiritualité est devenue un outil de résistance et de renversement des dynamiques d’oppression. Des compositions complexes mélangeant beauté, mythe, histoire et futur, qui laissent sans voix.

Joie et allégresse

Vuza Ntoko, Kinshasa bouge au rythme du kwasa-kwasa “Luketo-Chaud!”, 1987

Le parcours s’achève sur une note de joie et de célébration, mettant à l’honneur la dignité noire. À travers des scènes de festivités, de retrouvailles familiales, de sorties et de mariages, ces peintures capturent l’énergie vibrante du monde panafricain. Plus qu’un simple témoignage visuel, elles réhabilitent une histoire souvent occultée par le prisme de la domination blanche.

L’École de peinture populaire du Zaïre représente parfaitement cette dynamique. Portée par des figures emblématiques comme Moké et Chéri Samba, elle s’impose comme un mouvement artistique engagé, à la fois narratif et provocateur. Ses œuvres, aux couleurs vives et aux compositions narratives directes, s’adressent sans détour au public local, capturant la réalité sociale sans artifice. Symboles de cette approche, plusieurs toiles de l’École de peinture populaire du Zaïre sont actuellement affichées dans le cadre de cette exposition.

When We See Us : Un siècle de peinture figurative panafricaine célèbre la pensée panafricaine et s’inscrit dans une réflexion critique sur les mouvements intellectuels et philosophiques de libération des populations noires à travers le monde. Conçue par les principaux concernés, cette exposition offre une vitrine affirmée de l’autoreprésentation, mettant en lumière la diversité des pays africains et des communautés afro-descendantes. Une richesse qui constitue son principal atout et qui se déploie avec une force passionnante, rendant l’expérience aussi immersive et inspirante qu’incontournable. When We See Us est visible à Bozar jusqu’au 10 août 2025, avant de poursuivre sa tournée européenne avec une dernière étape à Stockholm.

Sungi Mlengeya, Constant III, 2019

When We See Us : Un siècle de peinture figurative panafricaine

Bozar, commissariat assuré par Koyo Kouoh et le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa

Rue Ravenstein, 23 à 1000 Bruxelles

Jusqu’au 10 août 2025

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