ZONES, de Pauline Vanden Neste, Tom Lyon et Nordine Saïdi
Entre-deux mondes
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À travers leur exposition Zones, présentée Chez Olivia - Project Room, Pauline Vanden Neste et Tom Lyon explorent la zone du canal. En intégrant les mots de Nordine Saïdi, ils dressent un portrait sensible et engagé de ce territoire, à la fois terrain de jeu et espace de résistance. Entre photographie et témoignage, leur travail interroge la porosité entre art et politique.
Karoo s’était déjà intéressé au travail de Pauline Vanden Neste et Tom Lyon, avant que Nordine Saïdi ne rejoigne le projet, dans le cadre du livre Dé/nicher : réalisé pour les 10 ans du magazine.
La pratique photographique de Pauline et Tom semble être au plus proche des gens. Ils s’infiltrent, deviennent invisibles, ne laissant que leur regard pour capturer ceux que l’on oublie habituellement, dans une zone qu’on ne fait que traverser.
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Pourtant, tout le monde connaît ce garçon, celui qui plonge depuis le pont d’Anderlecht. C’est presque une star locale. Son image, imprimée sur un panneau métallique suspendu à l’entrée de la galerie, lui redonne son statut d’icône. Sur des petits papiers colorés, des témoignages accompagnent les photographies. Aucun doute, nous sommes face à un véritable travail d’investigation.
Mais ce pont que nous, entre frères, on appelle « le pont de la mer », parce que pour nous, ce serait elle la proprio du pont, eh bien ce pont, par exemple, il est tout le temps plein quand il fait bon, et il n’y a rien en fait, pas un kiosque. Le long du canal, il n’y a rien comme activité. C’est ce vide-là qui fait que les gens peuvent s’en emparer, se l’approprier en fait.
Nordine Saïdi, 2023
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Dans la galerie, Olivia expose ses coups de cœur depuis trois ans maintenant. Les médiums et les thématiques varient : photographie, peinture, sculpture s’y succèdent, parfois avec un·e seul·e artiste, parfois avec plusieurs. Il n’y a pas de règles établies. Elle avait repéré les photos de Pauline et elle les avait immédiatement appréciées. Pauline lui a alors parlé de ce travail d’investigation, mené à quatre yeux et une voix. C’est cette démarche qui a séduit Olivia. Au travers de leurs clichés, Pauline et Tom nous révèlent cette zone du canal, comme un monde entre parenthèses. Un monde où le temps semble suspendu, un monde tiraillé entre la pression des promoteurs immobiliers et une jeunesse en quête de sens. Un monde à la fois en perpétuelle mutation et empreint d’une certaine inertie. Leurs regards sont accompagnés de la voix du narrateur Nordine Saïdi, celui qui vit ici, celui qui va servir de guide.
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La voix derrière les images, de Nordine Saïdi, confère une justesse au projet, lui rendant sa dimension politique. Dans la vidéo, diffusée au sein de l’exposition, il raconte son territoire avec une précision aussi juste que poétique. Quand j’ai appris par la suite, qu’il avait rédigé ce texte avec du rap dans les oreilles, je n’ai pu m’empêcher de penser que c’était la raison pour laquelle le texte sonne si juste. Pour leur premier projet On est venus ici pour la vue, Pauline et Tom tentent de retranscrire la pluralité des vies qui cohabitent au sein de la zone du canal. Dans ce second volet, on découvre ce territoire au travers d’un seul regard, celui de Nordine, recentrant le propos, lui donnant des répercussions encore plus vastes .
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« La photo imprimée sur des carreaux de céramique, placée à l’extérieur de la galerie, donne un relief particulier à l’image », explique Olivia. Je suis d’accord. Sur cette photo, on aperçoit des jeunes sous un pont à Anderlecht. La photo, mise en relief, nous donne presque l’illusion de leur présence. Pourtant, leur monde est séparé du nôtre par une vitre sur laquelle coule la pluie.
Je ne peux m’empêcher de penser que poser un double regard sur cet environnement, sur cette zone, est, en soi, un acte politique, qui remet en question la notion d’auteur·ice de l’’œuvre photographique. Cependant — comme le travail de Tom et Pauline, coincé entre deux mondes — je suis tiraillée entre deux sentiments. D’un côté, je suis ravie de voir un tel projet, mêlant art et politique, trouver sa place dans l’espace de la galerie, habituellement si opaque à ceux qu’elle exclut volontairement. De l’autre, je me demande si certains habitants auraient osé franchir la porte de la galerie pour découvrir, sur des papiers colorés, le son de leurs propres voix.
Cela n’enlève en rien la qualité du travail des deux jeunes artistes ni la pertinence de la mise en espace. Les photographies dialoguent entre elles grâce à la diversité de leurs supports et de leurs formats. Le choix des matériaux est soigneusement réfléchi : un pavé au sol portant une inscription, une fenêtre en métal donnant sur une vidéo, une photographie placardée sur le mur extérieur de la galerie. Tout ici évoque l’environnement post-industriel de la zone du canal.
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Au-delà de la beauté des clichés, ce travail nous invite à réfléchir à des enjeux qui nous dépassent. Pauline et Tom ont réussi à créer une porosité entre deux mondes qui, habituellement, ne se côtoient que rarement. En intégrant le récit personnel et politique de Nordine Saïdi, ils prennent position avec une honnêteté intellectuelle et artistique vis-à-vis de leur sujet. Leur démarche témoigne d’un engagement profond et d’une volonté de sortir d’eux-mêmes. Ils nous rappellent que l’art peut aussi être un terrain de lutte. Et, pour reprendre les mots de Nordine Saïdi : « Qui peut faire de l’art sans prendre position ? »
Pour en savoir plus sur le travail de Tom Lyon et Pauline Vanden Neste, vous pouvez consulter l’article d’Héloise Trioen ou visiter leur exposition Chez Olivia - Project Room jusqu’au 22 février.
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