Le cinéma est un art multiple, pouvant toucher à tous les sens, s’agrippant au réel comme à l’utopie, se métamorphosant en quantité de facettes distinctes. Mais le social s’y incarne et le pouvoir s’y induit, implicitement ou non, entraînant avec lui des déséquilibres dangereux… quitte à en falsifier l’histoire.
Double visages
L’idée que le cinéma est un monde d’homme, autant financièrement que artistiquement, nous vient spontanément à l’esprit. Ces rapports de pouvoir, entretenus, légitimés, valorisés, ne sont pas étrangers à la vague de protestation #metoo qui a submergé Hollywood très récemment. Et la proportion entre réalisateur et réalisatrice penche en effet à nouveau davantage du côté masculin, du moins dans ce qu’il nous est donné à voir. Pourtant, derrière certains noms d’homme, une femme était là, depuis le début. Pas parce qu’elle était oubliée, mais parce qu’elle était effacée. L’histoire ne demandait alors qu’à être écrite et aurait pu prendre une autre direction.Voici celle d’Alice Guy.
À la fin de son adolescence, Alice Guy suit les conseils d’un ami et s’approche des nouvelles technologies qui se développent à cette époque en vue d’y trouver un métier. Nous sommes alors au début du vingtième siècle et la jeune femme, forte de sa détermination et de son bagou, devient secrétaire chez Gaumont dans la société alors naissante. Les films de fiction n’étant que très peu pris au sérieux à cette époque, elle obtient le feu vert de son employeur et commence rapidement à tourner des films tout en gardant son poste de secrétaire. Elle devient alors pionnière dans le genre, avec plus d’une centaine de films et de nombreux voyages entre l’Europe et les États-Unis, mais aussi en lançant sa propre société de production, la Solax Film Co. Elle inspirera de nombreux titres de presse, certains ne cachant pas leur misogynie, étant par ailleurs la seule femme à gagner autant d’argent.
Elle aurait inspiré Charlie Chaplin et son mythique Charlot, elle aurait repéré Buster Keaton. Mais suite à une succession de drames personnels, elle s’essouffle et perd peu à peu le soutien du milieu. Elle décide alors de rentrer en France, pays qui ne la reconnaît pas. Nombre de ses films seront alors perdus, ou présentés sous des noms d’hommes (certains d’entre eux n’étant même pas réalisateurs). Proche de ses enfants, elle finira sa vie à la recherche de la reconnaissance qu’elle a si injustement perdue.
Lorsque Marquise Lepage fait ses études de cinéma, elle s’étonne que les livres d’histoire ne citent que si peu de femmes. Curieuse d’en découvrir une, elle se dit que celle-ci ne doit pas avoir été si active dans le domaine. En menant sa propre enquête, elle découvre alors les nombreux articles de presse de l’époque et fait face à un constat : Alice Guy n’est pas un chapitre si anecdotique de l’histoire du cinéma. Elle est l’une des premières réalisatrices et qui plus est, la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma. Lepage décide alors de rendre à cette artiste sa voix, partant à la rencontre de ses enfants, retournant ciel et terre pour retrouver des témoignages audiovisuels, retraçant son parcours artistique et personnel. Jardin oublié porte bien les marques de son temps, mais raconté par la voix de ses enfants, ce documentaire se révèle particulièrement touchant tout en n’oubliant pas de jouer de temps à autre la carte de l’humour et de la subtilité, à l’image de la personne qu’il met à l’honneur.
L’association “Les amis d’Alice Guy” travaille aujourd’hui activement à la numérisation des oeuvres de l’artiste afin de lui rendre sa carrière perdue. “Le Jardin Oublié” était projeté dans le cadre du festival « Elles tournent ! » qui avait lieu du 24 au 26 janvier 2018 à Bruxelles. Ce festival, qui a plus de dix ans aujourd’hui, met à l’honneur les femmes réalisatrices, dans toutes leurs diversités et origines. Ce nom lui a été donné en hommage à Alice Guy. La réalisatrice avait en effet clamé un jour « Tournez mesdames ! ». Fondé en 2004, le Geena Davis Institute on Gender in Media a pour vocation de dénoncer la faible représentation des femmes sur le grand et le petit écran, en sensibilisant notamment les scénaristes sur les rôles généralement attribués aux femmes, entretenant stéréotypes en tout genre et empêchant les jeunes femmes à s’identifier à des personnalités féminines “fortes”. Voir des femmes, autant dans la fiction que dans la réalité, permet aux jeunes filles de s’identifier, de se projeter, et ainsi de s’autoriser à être et devenir cette personne. Et inversement, un réalisateur ou scénariste aura également tendance à projeter à travers l’histoire son regard d’homme. L’histoire aurait-elle été différente si Alice Guy avait été reconnue pour ce qu’elle est bien plus tôt, éveillant cette vocation dans l’esprit de nombreuses jeunes filles ? Nous ne pouvons pas réécrire l’histoire mais du moins, la corriger et éviter de reproduire ses mêmes erreurs.
Le film dans sa totalité :