critique &
création culturelle
Fleabag
La frontière entre rire et larmes

Fleabag , l’œuvre de génie de Phoebe Waller-Bridge, suscite un enthousiasme prodigieux de la part de la critique internationale. Drôle, féroce et féministe, il s’agit d’une œuvre unique qui rend ses lettres de noblesse au format de la série.

Fleabag est une série britannique sortie entre 2016 et 2019 pour la chaîne BBC Three, écrite et réalisée par Phoebe Waller-Bridge, qui y incarne également le personnage principal. Waller-Bridge tient un rôle d’autant plus central dans ce projet qu’il est adapté de sa propre pièce de one-woman show du même nom, elle-même adaptée d’un sketch de dix minutes qui a été écrit, selon les dires de l’artiste, pour faire rire une amie . Avec Fleabag , elle réussit le tour de force de mettre d’accord presque l’ensemble de la critique, avec des nominations à de nombreux prix, notamment trois prestigieux Emmy Awards (avec pas moins de onze nominations) et deux Golden Globes.

Fleabag raconte  l’histoire de son personnage principal, une jeune Londonienne, dont on suit le parcours et notamment son processus de deuil suite à la perte de sa mère et de sa meilleure amie, Boo, les relations compliquées avec sa famille, la vie sexuelle. Rien de très folichon au premier abord, et rien de bien original : en effet, ce n’est pas le propos qui  rend cette série unique, mais la façon de l’amener, et c’est, à mon sens, ce qui en fait une réussite là où son adaptation française de Canal + Mouche , avec Camille Cottin, échoue1 .

Une œuvre sur mesure

Phoebe Waller-Bridge s’est déjà fait un nom sur le petit écran suite à la série de la BBC Killing Eve qu’elle avait développée avec succès. Cependant, dans Fleabag , on découvre un petit bijou de création dont elle tire presque exclusivement les ficelles, et cela se voit. Les différentes étapes d’écriture et d’adaptation lui apportent un cachet tout particulier : on sent l’influence du stand-up dans le parti pris de briser le quatrième mur ou encore dans le rythme où chaque réplique est mesurée et pensée selon son potentiel comique ou dans le reflet du caractère des personnages.

La série devait initialement se constituer d’une seule saison, suivie cependant après l’enthousiasme qu’elle a suscité par une deuxième qui échappe avec brio à la tendance de la saison de trop . Elle complète ainsi l’arc narratif de la protagoniste juste assez pour qu’il reste pertinent, et nous laisse juste assez frustré·e·s de ne pas en avoir plus pour savoir qu’une suite n’est pas nécessaire. Ici, la série n’a rien à envier au cinéma traditionnel, et le dynamisme du médium qu’offrent les épisodes de vingt minutes est judicieusement exploité.

La protagoniste et les personnages secondaires savoureux sont construits de façon juste assez caricaturale pour qu’ils restent, dans une certaine mesure, réalistes : la sœur névrosée (Sian Clifford), le père mal à l’aise en présence de ses filles (Bill Paterson), la belle-mère cruellement piquante (Olivia Colman) et le prêtre sexy (Andrew Scott)… Certains personnages ont d’ailleurs été écrits spécialement pour les acteurs·trices : Phoebe Waller-Bridge admet avec humour qu’elle rêvait d’habiller Andrew Scott en prêtre et qu’ elle n’imaginait personne d’autre dans ce rôle – et il est vrai qu’il fait un « prêtre sexy » particulièrement convaincant. Bien que secondaires, chacun de ses personnages, délicieusement détestables ou touchant·e·s, sont écrits et joués avec une finesse telle que tous ont leur identité et évolution propre.

La politesse du désespoir

Si Fleabag est une série outrageusement comique, ne vous attendez pas à un feuilleton feel good où vous passerez les épisodes à rire à pleins poumons : l’intrigue entre plusieurs sujets plus ou moins durs comme le deuil, la haine de soi, les addictions, les relations familiales chaotiques, la religion. Selon son propre aveu, Waller-Bridge s’intéresse particulièrement à la limite entre les rires et les larmes , et son tour de force dans cette série réside en ce qu’elle réussit à faire rire de sujets graves, mais sans les prendre à la légère. Ainsi, le rythme rapide des épisodes permet une emphase particulière sur les moments de silence qui se prêtent, à l’occasion, à des scènes au ton allant du sentimental au tragique sans jamais verser dans le mélodrame.

En s’adressant directement à la caméra, le personnage commente le monde qui l’entoure. Waller-Bridge permet une distance humoristique avec ce qui est représenté à l’écran, mais aussi une impression de sincérité qui est continuellement mise à l’épreuve. Ainsi Fleabag se distingue comme un renouvellement rafraîchissant de l’humour british dans ce qu’il a de meilleur, cinglant, critique et choquant jusque comme il faut.

« Je ne suis pas obsédée par le sexe. Je ne peux juste pas arrêter d’y penser. »

La série propose un personnage féminin comme on en voit peu au cinéma : drôle, imparfaite, dangereuse, libre et en colère, elle raconte au détour d’une blague ses remises en question et ses faiblesses. Elle se bat avec son impression d’être une mauvaise féministe, son besoin constant de validation, son sentiment de culpabilité. L’histoire est racontée entièrement par la biais de sa subjectivité, et l’intimité qu’elle construit avec les spectateur·trices explore son besoin de contrôle sur sa vie, son ascendance sur les hommes dont elle prévoit les réactions, sa solitude. La protagoniste est inspirée des propres expériences de l’autrice, qui a poussé le vice jusqu’à donner à la série le surnom dont sa famille l’a gratifiée, ou encore a créé certains personnages, comme Boo, à l’image de son entourage, et a puisé dans ses propres angoisses et questionnements pour les thèmes abordés . Grâce à cela, on peut facilement s’identifier au personnage, à la fois en enviant son franc-parler et en redoutant de devenir comme elle.

Si vous aimez, comme Waller-Bridge et les spectateurs·trices qu’elle a conquis, explorer la frontière entre le rire et les larmes, les personnages féminins marquants ou que vous êtes simplement conquis·se·s par l’idée de voir Andrew Scott en prêtre sexy : foncez, Fleabag ne vous décevra pas.

Même rédacteur·ice :

Fleabag

Phoebe Waller-Bridge
Avec Phoebe Waller-Bridge , Brett Gelman , Andrew Scott
Grande-Bretagne, 2016 – 2019

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