critique &
création culturelle
Noughts + Crosses
Qu’est-ce qu’une bonne adaptation ?

En mars 2020, la BBC sort une adaptation en série du premier tome de l’œuvre de Malorie Blackman Noughts & Crosses ( Entre chiens et loups en français), sorti en 2001. La série, qui brille par ses acteur·trice·s et par sa direction artistique, pose néanmoins la question des limites de l’adaptation et des contraintes du médium audiovisuel.

Qu’on se le dise : j’adore les adaptations, et je pense sincèrement qu’une critique du genre se doit de dépasser la simple comparaison avec l’original. J’aime quand la culture classique et légitime est bousculée, malmenée, remise au goût du jour. J’aime quand les genres « nobles » sont rendus plus « populaires ». Mais que se passe-t-il quand on effectue la démarche inverse, c’est-à-dire, ici, faire d’un best-seller relativement récent et destiné aux adolescent·e·s, une série plus « adulte » impliquant de larges moyens financiers ? L’entreprise peut être délicate, et ce, particulièrement quand on y aborde des thèmes comme le racisme d’État.

Il s’agit, en quelque sorte, d’une adaptation d’une adaptation, puisque Malorie Blackman réinterprète très librement l’histoire de Roméo et Juliette. L’intrigue se centre sur un monde où les dynamiques raciales sont inversées, et où un empire africain (Aprica dans la série) a conquis le monde. Aucune date précise n’est donnée, mais l’univers ressemble fortement à notre époque, à la différence près que les Blancs constituent le groupe social victime de racisme et de discriminations. La société est donc très polarisée entre les Noirs, groupe dominant (les « Crosses ») et les Blancs, dominés (les « Noughts »). L'intrigue sous-entend l'existence d'une période esclavagiste , abolie au moment du récit depuis plusieurs dizaines d’années, mais qui garde des conséquences sociétales concrètes sur la façon dont les personnes blanches sont traitées. Celles-ci sont reléguées dans des positions sociales plus basses, sont plus pauvres, font l’objet de violences policières. C’est dans ce cadre que l’on rencontre les personnages de Callum, jeune Blanc issu d’une famille pauvre et dont le père et le frère font partie d’une milice de lutte pour les droits des Blancs, et de Sephy, fille d’un politicien influent très riche, et surtout, très anti-Blancs. La mère de Callum travaille pour la famille de Sephy, et les deux protagonistes ont grandi ensemble, se sont perdu·e·s de vue, et tombent amoureux lors de leurs retrouvailles. Mais les relations entre Noughts et Crosses étant interdites, celle-ci doit rester cachée.

L’univers est ainsi construit comme une dystopie sans en être réellement une, puisqu’il s’agit d’un renversement assez littéral de notre société. Mis à part la question de l’illégalité des relations mixtes, les situations de racisme et d’oppression présentées sont toujours très actuelles dans le monde occidental. Difficile de ne pas penser, quand on voit des violences policières dans la série, à l’actualité brûlante du meurtre de George Floyd à Minneapolis ce 25 mai. Sur une note moins dramatique, mais tout aussi significative, une scène marquante dans le premier épisode montre Callum mettre un sparadrap de couleur marron sur sa peau blanche. Cela renvoie de façon très directe au fait que des sparadraps adaptés aux différentes carnations sont un phénomène encore très récent en Grande-Bretagne. En France, la journaliste et militante Rokhaya Diallo a d’ailleurs subi du harcèlement pour avoir dénoncé ce manque d’inclusivité. De cette façon, l’intrigue de Noughts and Crosses met l’accent sur des formes de racisme insidieuses, « ordinaires », qui sont parfois considérées comme minimes – surtout pas les personnes qui ne sont pas concernées. Cependant, certains choix d’adaptation ne me semblent pas très heureux.

Il est bien entendu toujours délicat d’adapter dans un format audiovisuel un roman de plus de quatre cents pages. Certains raccourcis dans l’histoire sont à déplorer, car ils font l’impasse sur des éléments de l’histoire qui avaient énormément de sens. Dans le roman, on suit les personnages principaux de leurs treize et quinze ans à la fin de leur parcours scolaire secondaire. L’amitié, puis l’amour qui les lie est développé au fil du temps. Mais dans la série, non seulement Callum et Sephy sont vieillis – ils sont respectivement à l’école militaire et à l’université – mais l’histoire est plus momentanée, et s’étale sur quelques semaines, quelques mois tout au plus. Cela rend les rebondissements parfois très peu crédibles. Par exemple, les deux protagonistes tombent très rapidement amoureux·se, et entament très rapidement une relation. On ne sait qu’ils se sont connus enfants que lorsque c’est dit à l’écran, mais cela semble un peu faible pour fonder les bases d’un couple, qui, rappelons-le, est illégal. Par ailleurs, certains personnages (la sœur de Callum, par exemple), qui donnaient beaucoup de dimension à l’histoire, ont été effacés. Il en ressort une impression d’une narration avec assez peu de substance : cela aurait pu être compréhensible pour un film, mais je pense qu’une série de six épisodes avait plus de potentiel.

Le vieillissement des personnages me pose également une autre question : celle du public-cible. Comme je l’ai évoqué plus haut, le livre de Malorie Blackman est destiné aux jeunes adultes et aux adolescent·e·s : c’est d’ailleurs un best-seller du genre, particulièrement chez les jeunes britanniques racisé·e·s. Il y a une volonté très forte de la part de l’autrice de retranscrire des expériences de racisme qu’elle a elle-même expérimentées et auxquelles elle voulait que les jeunes puissent s’identifier. Cependant, la BBC rend l’histoire beaucoup plus adulte : non seulement les protagonistes sont majeur·e·s, mais la dimension politique du récit est bien plus présente. Alors que le roman s’inscrit dans le cadre d’une sortie de l’enfance des personnages et de leur confrontation à la réalité, la série plonge au cœur de cette réalité et le montre de façon très explicite. Mais quelle est la cible, alors ? Tout au long de la série, j’ai eu l’impression désagréable qu’elle ne s’adressait plus du tout aux personnes racisées, à qui l’on ne doit a priori pas expliquer le racisme par l’absurde puisqu’ils et elles le vivent tous les jours ; mais bien aux personnes blanches. Comprenez-moi bien : je ne pense pas que parler de racisme aux personnes blanches soit une mauvaise chose en soi, bien entendu. Mais cela pourrait être fait autrement. Est-il nécessaire de se voir dans la position de victime de discriminations pour prendre conscience de ces discriminations ? Pour reprendre l’exemple de la scène du sparadrap : s’il faut que des personnes voient un sparadrap marron sur une peau blanche pour comprendre le manque de diversité de ces sparadraps dans notre société, cela me semble regrettable. Cela ne concerne d’ailleurs pas que cette série : le même problème se posait pour le film de Netflix Je ne suis pas un homme facile , qui, lui, renversait les dynamiques de genre – ce à quoi je peux davantage m’identifier. Pourquoi prendre un tel détour au lieu d’aborder les problèmes sociétaux frontalement ? Je trouve cela dommage, à titre personnel, que la BBC ait créé une sorte de manuel de compréhension du racisme à partir d’un livre écrit par une femme noire dont ce n’était pas le but.

Par contre, s’il y a bien un élément à saluer dans cette série, c’est sa direction artistique. La question « à quoi ressembleraient nos normes culturelles et esthétiques si l’Afrique s’était imposée comme référence par la colonisation » a été posée avec beaucoup de sérieux et exploitée de façon admirable. Les costumes, les coiffures, l’architecture ont été inspirées de différentes cultures africaines1 et les célèbrent en leur donnant l’occasion de se développer fictivement au maximum. Avec un mélange de modernité et de tradition, l’esthétique est tout à fait exceptionnelle et met en avant un sens artistique qui est peu représenté au cinéma. Les coiffures apportent du relief à l’histoire en questionnant les normes esthétiques. Au lieu de femmes noirs qui se lissent les cheveux pour entrer dans la norme blanche, on a ici des femmes blanches qui se frisent ou se tressent les cheveux ; au lieu de la coupe militaire rasée que l’on connaît en Occident, c’est une coupe tressée inspirée des guerriers Mandinka qui est imposée aux recrues noires comme blanches. Les femmes de pouvoir, dans cet empire « apricain » fictif, portent d’imposantes coiffes inspirées des gele nigériens ; ou arborent des coiffures tressées complexes qui font référence à des cultures africaines diverses. Le tournage a eu lieu majoritairement en Afrique du Sud, profitant ainsi d’architectures typiquement africaines qui sont intégrées dans une ville pensée pour ressembler à Londres. Le rendu global de la série est donc coloré, très nouveau, et donne envie d’en connaître plus sur ces cultures mises en lumière. Cette démarche rappelle à certains égards les partis pris esthétiques de Black Panther , dans un style plus réaliste cependant, tout en apportant un vent de fraîcheur à la télévision britannique.

Le jeu d’acteur est également à saluer, et il compense assez bien les quelques faiblesses scénaristiques. J’ai particulièrement été frappée par la performance de Masali Baduza : elle incarne une Sephy très crédible, à la fois naïve, pleine de bonnes intentions et d’idéaux, et empreinte de ses préjugés et de sa situation privilégiée. Même si j’ai trouvé le jeu de Jack Rowan (Callum) un peu en-dessous, ce qui impacte significativement l’alchimie entre les deux protagonistes, certains personnages secondaires relèvent le niveau. C’est notamment le cas des parents de Sephy (Paterson Joseph et Bonnie Mbuli), du père de Callum (Ian Hart) mais surtout de Lekan (Jonathan Ajayi) qui interprète un « méchant » à la fois complexe et convaincant.

Bref, cette première saison de Noughts + Crosses apporte une dimension esthétique très appréciable au roman ; mais certains choix dans l’intrigue semblent un peu bancals. C’est une bonne série, à n’en pas douter, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne adaptation. Il s’agit cependant d’une œuvre unique qui vaut le détour, et que je conseille ne serait-ce que pour les questionnements qu’elle suscite.

PS : Si Noughts + Crosses et les interrogations soulevées ici vous intéressent, je vous conseille de faire un tour sur Youtube pour découvrir l’avis de personnes noires britanniques sur le sujet. Ces différents opinions ont nourri ma propre vision de la série (attention néanmoins aux spoilers ) et parlent mieux que moi de la représentation du racisme. Je conseille particulièrement les vidéos de The Shannon Show2 et Jeanne’s Movie Chats3 .

Même rédacteur·ice :

Noughts + Crosses

Adapté du roman Entre chiens et loups de Malorie Blackman

Avec Masali Baduza, Jack Rowan, Jonathan Ajayi, Rakie Ayola

Grande-Bretagne, 2020

BBC, six épisodes de 56 minutes