Twin Peaks III
Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .
Épisode 1.
A vec le contrepoint de l’historien-philosophe Arnaud de la Croix.
Vincent : (…) n’ai vu aucune des saisons de Twin Peaks au moment de leur sortie. N’ai vu, ainsi, les saisons I et II que vingt ans après. N’ai vu, ensuite, la saison III que cette année. Me fichant bien de ne pas suivre l’actualité. De voir les choses et de m’enthousiasmer en retard ou en complet décalage. Ne suivant, dès lors, que de loin, voire pas du tout, les polémiques, les avis tranchés, pour ou contre.
Bref, j’avais vu Twin Peaks , saisons I et II, vingt ans après leur sortie et, comme beaucoup, j’ai trouvé la saison II hyper molle, peu enthousiasmante, sauf quand David Lynch était aux manettes, relançant de façon magistrale l’intérêt. Cela étant arrivé si peu, lors de la saison II, que c’était sans regret que l’affaire se terminait en queue de poisson.
Phil : J’ai découvert les saisons I et II au moment de leur diffusion sur Arte, il y a 27 ans. Ce souvenir ! Mon épouse a accouché juste avant le dernier épisode (et été privée du final !). Et on comprend que mon fils, qui a suivi ces horreurs depuis ce qui aurait dû être un nid douillet, ne s’en soit jamais remis… ou ne jure plus que par l’art, la création.
J’ai adoré une saison et demie, été incendié profondément et durablement, au point de… pointer Twin Peaks , des années plus tard, comme an 0 de l’Histoire des séries TV, qui m’ont semblé le phénomène culturel majeur des 25 dernières années. Voir :
http://karoo.me/cinema/histoire-et-prehistoire-des-telefictions
Oui, la saison II a dégagé parfois un charme fou mais surtout donné une impression centrifuge odieuse. Lynch a lui-même voué aux gémonies cette première suite.
Ça m’agace, cependant, qu’on (je parle des médias et non de mon ami Vincent) dise « Lynch ceci » et « Lynch cela ». La magie Twin Peaks est venue de l’impossible amalgame entre deux créateurs, Lynch ET Frost (un pro de la narration, scénariste et romancier), et donc de la tension entre deux forces contradictoires, l’une tirant vers une construction élaborée et plus normée, l’autre explosant la structure par des anomalies bienvenues, des audaces, des folies.
Vincent : Pas envie, vraiment, qu’il y ait une suite si c’était pour reprendre dans les mêmes eaux calmes, dans les mêmes eaux tièdes. Pas envie, non plus, s’il y avait une suite, qu’elle soit de l’ordre de Fire walk with me , film, à mes yeux, beaucoup trop explicite, beaucoup trop explicatif, comme si Fire walk with me avait tenté de nous prendre, nous, spectatrices, spectateurs, par la main, de nous fournir les clés logiques ou rationnelles d’un univers inquiétant parce qu’énigmatique et sans solution.
Phil : De plain-pied… après avoir été déçu à un point abyssal par les livres et le film qui ont exploité sans vergogne le filon du succès sans beaucoup d’inventivité, de sincérité.
Qui plus est, j’ai enquêté à une époque sur ma passion et découvert avec consternation à quel point une série de trouvailles étaient purement aléatoires. Ainsi, l’extraordinaire vilain (Bob, qui m’a glacé le sang et vacciné contre tous les saigneurs et silences des bêleurs ) était un membre de l’équipe technique tombé dans l’affaire par hasard. On me dira qu’il y a des hasards nécessaires mais…
Vincent : Puis, alors que, comme beaucoup, j’imagine, je n’attendais personnellement pas de suite à l’affaire, belle surprise, quand, courant 2016 − ou 2015 déjà ? −, David Lynch himself annonçait, en grandes pompes, la sortie prochaine d’un Twin Peaks saison III ! Impatience, alors, de voir comment le Lynch s’en sortirait, se désempêtrerait des pièges possibles – trop grande proximité avec les saisons I et II, monde « surréel » désincarné virant Barnum ou grand guignol, trop grande volonté que tout tienne la route, que tout fasse sens –. Impatience aussi de retrouver les Dale Cooper, Hawk, Margaret Leterman, etc., tous ces persos attachants, drôles, et drôlement vivants.
Phil : Pas moi ! J’étais quasi sûr de l’échec. Pour une raison simple et philosophique : il n’y a pas d’ éternel retour ! Surtout quand il s’agit d’une œuvre issue d’une rencontre magique entre deux esprits. Mais, comme j’ai beaucoup d’estime pour mon collègue auteur Arnaud de la Croix, un de ses posts sur Facebook, consacré à ladite reprise de Twin Peaks , m’a mis en appétit, j’ai commandé le coffret DVD à mon épouse et …
Vincent : Malgré cette impatience, comme d’hab, je n’ai pas suivi l’affaire au moment de sa sortie, ayant d’autres choses sur le feu, marchant aux côtés d’autres feux. N’ai regardé, dès lors, la saison III que cet été. Avec grande joie. Grande gaité.
Phil : Sauvé par le gong, Vincent. Tu m’en as parlé trop tard. C’est Arnaud qui paiera l’addition du coûteux coffret Twin Peaks III (en coupes de champagne).
Vincent : Plaisir, d’abord, de constater que Lynch était seul aux commandes. ( Phil : aux commandes de la mise en scène car Frost est revenu à la plume !). Qu’aucun des épisodes n’avait été confié à d’autres réalisateurs. Me disant qu’ainsi, les risques de « ventres mous » en seraient considérablement diminués. En effet, d’un bout à l’autre, ça pue le Lynch. Et c’est très bien ainsi. Plaisir, ensuite, de constater que cette saison III, la façon dont on nous narre l’histoire, n’a rien à voir, rien de rien, ni avec les deux saisons précédentes, ni avec Fire walk with me . Bien sûr, Lynch et Frost prennent un malin plaisir à nous donner des nouvelles des êtres amis et appréciés. Bien sûr, il y a le bar Bang Bang , la cafétéria, l’hôtel, les maisons bourgeoises, lieux fétiches où l’on se trouve en terrain connu. Mais tout cela allait de soi, non ? Était inévitable, non ? Le tout était de ne pas en rester là, je pense, de ne faire de cette saison III qu’un succédané nostalgique. Le tout était, surtout, de nous emmener ailleurs, là où on ne s’attendait pas à mettre les pieds. Plaisir, alors, de constater qu’on se retrouve, ici, ailleurs. Non seulement parce qu’on quitte régulièrement le vase clos qu’est Twin Peaks, la ville Twin Peaks, non seulement parce qu’on se retrouve dans les mégalopoles, dans les déserts, les prisons, le Brésil, d’autres petites banlieues chicos ou craignos, mais, surtout, parce que l’inquiétude est partout. Comme si les « forces noires » (je ne vois pas comment, pour l’instant, les appeler autrement) avaient méchamment gagné du terrain. S’étaient répandues au-delà du microcosme des deux premières saisons. Mais aussi parce que les partis-pris de Lynch et de Frost, les partis-pris narratifs j’entends, sont radicalement différents de ceux des deux premières saisons.
Phil : Sur le principe, je te suis (que le créateur soit seul aux commandes). Dans les faits, pas du tout. Car on parle d’un créateur… qui a perdu une large part de sa créativité et tourne à vide depuis longtemps, tel que démonté/démontré dans un ouvrage par l’excellent Hugues Dayez et Rudy Léonet. Les époques d’ Elephant Man ou Mulholland Drive sont loin.
Concrètement ?
Ce que tu vois comme un élargissement (diversification des lieux) me paraît une dilution, un éparpillement et même, beaucoup plus grave, la négation du principe de base de la série. Rappel : il s’agissait de réaliser un pastiche explosé d’un certain type de série US : la saga mettant aux prises des familles unies par 10 000 connexions et secrets au cœur d’une petite ville de province du fin fond de l’Amérique ( Peyton Place est l’archétype).
Il y avait un aspect esthétique majeur dans la série des saisons I et II qui résidait dans l’extraordinaire galerie de vamps lynchiennes. Mais les vamps ont pris trente ans, les nouvelles font pâle figure, chaque personnage semble un masque vénitien craquelé de ce qu’il a été. Un Bergman aurait transformé les rides en lignes de force (Ingrid Bergman est magnifique dans Sonate d’Automne ou Victor Sjöström dans Les Fraises sauvages ), pas Lynch, dont le cinéma est tape-à-l’œil.
Tu évacues le succédané nostalgique ? Mais que nenni ! Une part de la saison III est un succédané nostalgique qui se contente d’aligner des apparitions sans intérêt narratif. Les scènes mettant en lumière ( ?) mon aduladoraimée Sherilyn Fenn m’ont fait le même effet qu’une craie zigzaguée sur un tableau noir par un prof sadique.
Idem avec les plages musicales qui clôturent chaque épisode en guise de réminiscences aux merveilleuses notes de Badalamenti ou Julee Cruise.
Vincent : Dans cette saison III, j’adore, personnellement, l’extrême lenteur des séquences, Lynch et Frost prenant, plus que de raison, le temps d’exposer les scènes. Comptant sur le jeu de leurs acteurs et actrices pour faire « tenir » des scènes hyper silencieuses. Comme si, par exemple, dans les scènes de nuit, de voiture, splendides scènes où rien n’est dit, ou si peu, entre les passagers, où rien n’est dit « de l’intrigue », rien ne fait avancer l’intrigue, où l’on nous donne à voir des êtres humains, rien d’autre, perdus dans leurs pensées, où la « matière humaine » est simplement exposée, comme si nous regardions des images enregistrées par des caméras de surveillance, n’enregistrant que ce qu’elles ont « sous les yeux », sans autre drame que celui de la vie, en quelque sorte. Splendide scène finale d’un des épisodes aussi, scène de nuit, encore de nuit, où l’on se retrouve dans le garage de l’amoureux de la tenancière de la cafétéria, où l’on ne voit que ça : l’amoureux de la tenancière, seul dans son garage, assis à une table, perdu dans ses pensées. Immense solitude, ne faisant pas avancer l’intrigue pour un sou, mais image émouvante parce que « vraie », parce que faisant écho à nos vies, à tout ce qui, dans nos vies, « échappe à l’intrigue », les 99,99 % des événements de nos vies, les 99,99 % des événements soi-disant peu signifiants, peu intéressants de nos vies, le sel même de nos vies pourtant.
Phil : Tu as bien du mérite à détecter de la pensée chez ces personnages ! L’un de mes plus grands reproches est la facticité du tout, de l’intrigue à la nature des personnages. Que je vois pour ma part réduits à un statut de marionnettes, très peu habités donc. Tu cites, il est vrai, un des meilleurs exemples possibles, oui. Je partagerais bien ton avis si tu ne basculais d’un ponctuel erratique à une globalisation.
Mais cette confrontation de points de vue éloignés est perforante/performante, renvoyant à cette quasi-parabole du tableau qu’on présente à une dizaine de spectateurs durant une poignée de secondes avant de leur demander de noter ce qu’ils ont vu. Et leurs rapports sont très différents. L’un s’est focalisé sur un détail à l’avant-plan, un autre sur le panorama à l’arrière-plan, une a noté l’ambiance générée par les couleurs, une autre l’expression d’un visage, etc.
Pour revenir à la lenteur, elle m’a horripilé, rendu dingue même parfois, souvent. Je ne voyais aucune profondeur jaillir du non-dit mais un néant et du bluff étirés à l’infini. Si on comparait avec le cinéma japonais des années 50 (Ozu, Mizoguchi, Naruse) ? Là, un silence s’avère musical, un élément de décor insignifiant fait sens.
Phil : Ah, notre excellent collègue Arnaud de le Croix passe en coup de vent apposer son grain de sel (NDLA : il est occupé à visionner TP/ saison III, loin d’en avoir terminé) et conclure ce premier épisode.
Arnaud : J’admets volontiers qu’il y ait quelques passages à vide au fil de la saison III de TP.
Comme Vincent Tholomé, j’ai vu les saisons I et II des années après leur diffusion initiale… La RTBF ayant, un soir diffusé le long-métrage Fire Walk with Me , j’ai été littéralement happé par l’univers de TP, et voulu en savoir plus.
Je pense également que la rencontre Frost (un romancier non dénué de talent) − Lynch est pour beaucoup dans la réussite proprement alchimique de l’ensemble.
Globalement, je perçois la première saison comme un appât, au vu de sa teneur (une enquête somme toute assez classique : « Qui l’a fait ? »), après quoi les vraies choses commencent… L’entrée dans un monde de ténèbres, qui communique avec d’autres mondes, au moyen de biais improbables. Un approfondissement proprement ésotérique, une Divine Comédie chamanique.
Pour amateurs de bricolage sans notice de montage…
Vincent Tholomé, Phil RW et Arnaud de la Croix.