Entretien
ATTENTION ! CE LIVRE COMMENCE COMME UN ROMAN MAIS CE N’EST PAS UN ROMAN ! NON ! ET PAS UN RECUEIL DE NOUVELLES NON PLUS ! NI DE LA POESIE, NI DE LA PHILO, NI DE LA SCIENCE ! NON ! MIEUX QUE TOUT ÇA !
TOUT ÇA MAIS PLUS QUE TOUT CA ! CE LIVRE EST UNE BLAGUE ! UNE BLAGUE D’ECRITURE ! L’ECRITURE EST UNE BLAGUE AFFIRME CE LIVRE ET IL A RAISON ! IL A RAISON MAIS C’EST PARCE QU’IL A UNE CONCEPTION DEVIANTE A LA FOIS DU CONCEPT DE BLAGUE ET DU CONCEPT D’ECRITURE ! HA HA ! VOUS CONNAISSEZ LES « SYSTEMES CHAOTIQUES DE NIVEAU 2 » !? HA HA ! UN SYSTEME CHAOTIQUE DE NIVEAU 2 EST UNE BONNE BLAGUE AFFIRME CE LIVRE ! ET CE LIVRE PRETEND ETRE UNE BLAGUE-SYSTEME CHAOTIQUE DE NIVEAU 2 ! (extrait)
(Y a des points d’exclamation partout, et beaucoup de majuscules. C’est parce que c’est une blague.)
Samedi 9 juin, rencontre avec Antoine Boute, écrivain et professeur d’écriture contemporaine ; Chloé Schuiten, plasticienne et performeuse ; Clément Thiry, musicien et performeur ; Jeanne Pruvot Simonneaux, dessinatrice et plasticienne. Le temps d’une heure, nous nous sommes réapproprié un bout de trottoir, juste en face du Lac, lieu « échappé de l’enclos » à deux pas du canal où s’organisent de nombreuses soirées lors desquelles se côtoient performances, concerts et expositions. On ne peut que vivement vous recommander d’aller y faire un tour.
Ces quatre personnes ont solidairement co-écrit Apnée, un livre-blague pour : agités du bocal, romantiques en panne de mysticisme, soixante-huitards à court de libido, adorateurs de pigeons, trippeurs cosmiques, amateurs de baignade en eau froide, squatteurs d’aires d’autoroute, et puis, pour tous ceux qui veulent bien.
Apnée , c’est l’histoire de Freddo, un type qui vient d’hériter d’un domaine où zonent « des prostituées anarcho-autonomes et trafiquants de viande volée », et qui est à la recherche d’argent pour entretenir son domaine déglingué. Avec ses potes, au cours d’un banquet où l’on mange de l’anaconda, Freddo décide de postuler pour devenir prof de philo. Tous ensemble, ils préparent des dossiers pédagogiques. L’idée ? Fonder une CONTRECOLE, « une école contre nos fonctionnements mortifères, où tout le monde est égal devant la tâche à accomplir, où tout le monde est donc prof et élève c’est-à-dire apprenant c’est-à-dire vivant, une école qui révolutionne autour du noyau dur (hardcore) du vivant (bio), se servant allègrement et sans complexe dans les luxueux déchets du capitalisme ».
Plein d’entrain, je voulais proposer une interview en bonne et due forme, en préparant une liste des questions comme un bon élève. Lors de la rencontre avec les auteurs, je me suis rapidement rendu compte que j’avais à laisser de côté mes réflexes scolaires. Les tentatives d’intellectualisation ne rimaient à rien. Je manquais ma cible. Le véritable échange se passait ailleurs. Et pour cause : ce n’était pas de littérature dont il était ultimement question, c’était d’autre chose. (La littérature ne les intéresse pas disent-ils. Sauf pour Antoine Boute – il s’agit quand même de son métier. Un peu de respect pour la putain respectueuse.) La fiction que constitue ce livre est dérangeante pour le lecteur dans la mesure où elle renvoie perpétuellement à une manière autre d’être au monde, à un mode de vie déviant et révolutionnaire : c’est la vie biohardcore .
Ce que l’on apprend à la lecture d’ Apnée , c’est qu’il y a à désapprendre. Il y a à désapprendre pour apprendre autrement, et il y a aussi à disparaître, pour réapparaître autrement. La disparition biohardcore = redescendre en-deçà de l’humain pour laisser la part belle aux intensités animales qui nous traversent et nous animent + renouer avec des formes vitales délaissées par l’asepsie généralisée. Cependant, le lecteur domestiqué que je suis fut mal à l’aise par endroits, ne sachant s’il se trouvait devant d’évidentes faiblesses littéraires ou s’il faisait justement l’épreuve du procédé de dédomestication du langage élaboré par les auteurs. Cet état de doute fait-il aussi partie de la blague ? Mais probablement que cette réflexion s’ancre encore trop dans le schéma conventionnel des valeurs littéraires de style et de ton, qu’il serait peut-être bon de mettre de côté au profit de valeurs moins policées et plus corporelles.
Comment ça s’est passé l’écriture de ce bouquin ?
Antoine : Dans mes autres livres, y a beaucoup de polyphonies. Du coup, je voulais faire ça avec des vrais gens. Ils ont hacké le livre, ils ont hacké Freddo. Y a pas de structure dans le sens où il y a pas de procédé. Pas de méthode.
Chloé : C’est l’enthousiasme des idées, prises dans un effet boule de neige qui a fait le livre. Y a des idées calmes, philosophiques, puis y a des idées rien à voir, quand on fait la fête avec les copains dans un bar.
Vous vous êtes rencontrés comment ?
Clément : Dans un carnaval.
Chloé : Dans le cadre de mes études à l’ERG, j’ai organisé un carnaval. Et puis j’ai invité Clément à venir dormir.
Clément : Oui à l’époque je faisais énormément de fêtes, et j’allais dormir dans ces fêtes. Et je tombais tout le temps amoureux. J’ai commencé à développer un travail sur le sommeil et les fêtes. Les gens peuvent voir ça comme assez badant de s’endormir au milieu d’une fête, mais je trouve ça très positif d’être le type qui dort et que tout le monde fasse la fête autour. Comme l’idée du carnaval, c’est d’inverser l’ordre des choses du quotidien, je trouvais que dormir au milieu de la fête ça correspondait bien au truc.
Antoine : Ce qu’on dit d’habitude, c’est qu’après le carnaval, c’est le retour à la normale. Mais pour nous, pour notre bande, le retour était foireux. Au lieu de redescendre, on a continué à monter.
Clément : C’est le fait d’avoir vécu le carnaval, qui a permis d’écrire une fiction. Le livre, c’est des choses qu’on a vécues pour l’écrire.
Jeanne : Ou l’écrire pour le vivre.
Chloé : Même si c’est de la fiction, c’est du réel.
Antoine : Eux ils ont dormi au bord de l’autoroute pour du vrai.
La blague, elle vous sert à dire que tout est permis en littérature ?
Antoine : Ça a permis à des non-écrivains de se prendre au jeu de l’écriture.
Clément : C’est ça, c’est cette position d’illégitimité qui m’intéresse.
Antoine : Les blagues peuvent sauver le monde. Si tu pointes bien le truc, ça peut tout secouer, tout changer.
Clément : Et puis on s’est rencontré en se racontant des blagues.
Chloé : Une bonne blague, faut y croire à fond. Les blagues ça touche la vérité.
Antoine : C’est très paradoxal les blagues : c’est un rapport bizarre à la vérité et à la croyance. C’est un truc très politique et éthique. Personnellement, je ne me pose pas la question de ce qui a été écrit en littérature, j’écris ce qui me semble qui doit être écrit. Je ne m’intéresse pas à m’inscrire dans un champ littéraire. Ça on s’en fout.
Clément : Les blagues, ça sert à exploser les cadres. C’est là où on l’attend pas. Et cette idée me parle beaucoup, toute ma pratique artistique s’axe là-dessus : être là où on ne m’attend pas.
Antoine : Moi je suis attaché à inventer des écritures qui inventent leurs formes. La blague, c’est une écriture qui invente sa forme et qui explose les cadres comme dit Clément.
Vous cherchez quoi avec la littérature ?
Jeanne : Un livre c’est toujours un moyen de diffusion. Mais je pense que cela est plus riche si c’est plus vaste, si ça ne se restreint pas à l’objet livre. Ça le dépasse.
Antoine : On entend souvent dire qu’y a un truc libératoire avec l’écriture. Que ça libère des carcans. Je crois qu’on cherche un truc comme ça.
L'été de Hannah Walter
Chloé : L’envie d’essayer de faire autrement.
Clément : Foutre le bordel ?
Jeanne : L’écriture ça permet de se repositionner sans cesse. C’est écouter d’autres voix, les entendre et se repositionner en fonction.
Alors ce livre, c’est un peu une sorte de cri de ralliement, une trace qui signifie « on est là, venez si vous voulez ». Chloé dit : on est 4 pour le moment, mais on pourrait être 200.