Au fil de son dernier roman Les Sœurs noires , Philippe Rémy-Wilkin transporte son lecteur dans les méandres d’une histoire criminelle aux détours de laquelle s’entrecroisent amitiés, cultures, religions et idées reçues. Bien que pouvant se revendiquer authentiquement belge, Les Sœurs noires se révèle un ouvrage des plus hétéroclites au conflit socio-cognitif riche en rebondissements.
Tout commence par un espoir… Quelques bruits de pas, des battements de cœur, une course effrénée vers la vie… ou serait-ce la mort ? Siham, jeune adolescente captive d’une histoire qui la dépasse, tente sa chance et court vers une sortie qu’elle n’atteindra pas. Prisonnière, elle ne se doute pas qu’au-delà de sa geôle, elle est devenue la plaque tournante d’une enquête aux deux visages : celui dessiné par une justice en partie corrompue et celui que cherchent à mettre à jour ses amis, ses défenseurs. L’un d’entre eux, grand écrivain belge connu sous le nom de Raphaël, se passionne particulièrement pour l’histoire de cette jeune fille aux racines musulmanes cherchant à s’intégrer dans son pays d’accueil, la Belgique. Troquant la plume pour la loupe, Raphaël, à la demande d’une amie d’enfance, se lance à corps perdu dans une enquête à la Hercule Poirot mêlant machination, machiavélisme et multiculturalisme. En cherchant à sauver une Siham forte, aimée et déchirée par son identité multiple, l’enquêteur amateur déterre des secrets de familles plus sombres les uns que les autres et en ressort plus convaincu que jamais que la clef de tout est l’équilibre dans un monde qui se veut pluraliste et non dualiste. C’est ainsi une réelle critique culturelle que nous offre Philippe Rémy-Wilkin à travers une fiction criminelle aussi haletante que déstabilisante .
« Les formes angéliques devenaient des spectres […] avec des têtes de flammes, et je voyais bien qu’il n’y avait aucun secours à espérer d’eux. »
Un seul mot semble être fait pour décrire parfaitement Philippe Rémy-Wilkin et sa bibliographie : polygraphe. Amoureux de bandes dessinées belges comme Tintin et Spirou depuis son plus jeune âge , c’est notamment par des scénarios de bandes dessinées qu’il commence sa carrière d’écrivain. Aussi hétéroclite et plurielle que le contenu de ses romans, cette carrière donnera naissance à de nombreuses nouvelles et études historiques, ainsi qu’à de nombreux récits courts, contes, essais et romans. Fier de ses racines belges et de la société interculturelle dans laquelle celles-ci s’ancrent, Rekin, comme il se fait aussi appelé un temps, démontre encore une fois, avec ce nouveau roman Les Sœurs noires publié aux éditions Weyrich , que la culture belge, et en particulier tournaisienne ici, est loin d’avoir fini de se ramifier et de se complexifier. Dans la même lignée que ses nombreuses œuvres telles que Matriochka (2019) ou Vertige (2019), Les Sœurs noires , ouvrage fictionnel et thriller de génie, est avant tout une œuvre prônant un amour de l’histoire belge et « pas que ». C’est dans la confrontation et la critique sociale et culturelle que l’écrivain puise la force de sa plume qui se veut authentique et aiguisée dans sa perception du monde moderne. Multipliant les références culturelles, littéraires et religieuses au fil de ses 292 pages d’enquête frénétique, Philippe Rémy-Wilkin entre dans un combat contre les idées reçues et les préjugés qui sont loin de laisser le lecteur en sortir intact.
« La solitude. Raphaël songe à Moravia, à Sartre et à Camus. Il en faut peu pour se sentir décalé, marginal, hors du rythme familial, social. Le décalage, le recul. »
Le lecteur, quelles que soient ses origines, ses croyances ou ses penchants culturels et/ou religieux, est embarqué par l’histoire de cette jeune héroïne se battant pour devenir une citoyenne belge, une citoyenne du monde au-delà de ses origines familiales : voici la force de l’ouvrage de Philippe Rémy-Wilkin. Multipliant les références belges telles que Tintin et Martine , l’auteur des Sœurs noires montre la valeur d’un petit pays à l’histoire aussi grande que le monde. Néanmoins, ce n’est pas au détriment d’une critique culturelle bien ficelée et d’un pluralisme revendiqué que l’écrivain esquisse l’amour pour son pays. Au contraire, c’est en mêlant cette passion à une réaffirmation de l’interculturalité qui définit la « belgitude » de nos jours et à un rejet de la binarité idéologique que Philippe Rémy-Wilkin partage une vision multicolore de la Belgique. À travers le combat d’une jeune musulmane cherchant à s’intégrer dans notre plat pays et à se défaire d’une religiosité familiale trop présente sans pour autant rejeter ses origines marocaines, le lecteur est invité à se détacher des idées reçues confortables pour entrer dans un processus d’acculturation ayant pour seul objectif la prise de conscience d’une multi-culturalité propre aux sociétés modernes. La Belgique se veut alors l’image d’un monde moderne de moins en moins univoque qu’il faut apprendre à apprivoiser.
« Siham. Une jeune fille en décrochage familial, qui veut vivre, s’intégrer, réussir. Qui lutte contre le machisme des uns, l’obscurantisme des autres. Ne se voit pas en victime. Agit, réagit. »
Si le message est clair dès la première partie du roman divisé en trois sections, le lecteur peut parfois se perdre dans un méandre de références intergénérationnelles qui sont difficiles à toutes comprendre pour une seule et même personne. Bien que le nombre de renvois à des œuvres anciennes, modernes, populaires, classiques, musicales, littéraires ou encore cinématographiques aident à embarquer le plus grand nombre de lecteurs, cette offre imposante peut confondre. De Juliette Armanet à Camus en passant par Matrix , il faut faire attention à ne pas perdre le fil. Les recherches supplémentaires, plaisantes pour les lecteurs passionnés, qui sont indispensables à la compréhension de certains passages historiques ou littéraires peuvent décourager certains lecteurs en quête de détente et d’escapade au-delà de la véracité historique et culturelle. Il faut pourtant garder à l’esprit que c’est réellement cette richesse bibliographique qui transforme le livre en la parfaite illustration de ce qui en fait son cœur : l’identité multiple.
« L’identité ne dépend pas des pulsions, primaires et animales, naturelles, mais de leur gestion socialisée, de leur proportion dans le flux des pensées. »
Balançant entre moments de haute littérature et rebondissements de haute voltige, Les Sœurs noires se voit entrer dans la lignée de grands auteurs tels qu’Agatha Christie. Plein de vie et d’émotions fortes ainsi que de retournements de situations, l’ouvrage se révèle un roman policier de grande qualité. Menant le lecteur par le bout du nez, Philippe Remy-Wilkin fait montre d’une écriture aventureuse osant jouer avec les préjugés pour embrumer l’esprit du lecteur, tout comme celui du narrateur, qui ne voit pas ce qui se trouve juste sous son nez. Bien que nombreuses, les situations assez communes dans la littérature policière sont vite détournées pour devenir soit des péripéties palpitantes soit des contre-sens bouleversant les lecteurs dans leurs croyances les plus intimes. Il faut néanmoins ne pas en oublier le message profond qui se cache entre les lignes.
Toute cette manipulation enthousiaste du lecteur est d’ailleurs mise en œuvre dans un style particulier propre à l’auteur. Oscillant entre moments poétiques et rationalité policière, la prose de Philippe Rémy-Wilkin se veut claire et nette, comme son opinion sur des sujets de sociétés tels que l’islamisme, le terrorisme, l’acculturation, la migration… Grâce à cette plume précise laissant de temps à autres échapper quelques volutes lyriques, c’est avec une grande douceur n’enlevant rien au suspense de la trame que l’écrivain s’ouvre et transporte le lecteur avec lui dans une réelle quête de la vérité.
« Un autre monde, un autre type de vie. […] D’un côté, il y a les pseudo-bien-pensants, les gauchistes, prétendument ouverts à la différence musulmane. […] Mais ils refusent de voir la vérité des rues en face : des femmes sont obligées de porter le voile, harcelées par les familles, des prédicateurs […]. De l’autre côté, il y a des excités de la laïcité pure et dure. Les foldingues d’un féminisme radical veulent interdire le voile en se voilant la face. De nombreuses musulmanes souhaitent le porter spontanément […]. »
Les Sœurs noires ouvre les yeux du lecteur vers un monde équivoque mêlant une multitude d’identités et de cultures religieuses, politiques, sociales et nationales qui, loin de se contredire, s’épousent pour ne former qu’une seule et belle histoire : celle d’une jeune fille forte et indépendante,sauvée par l’ouverture d’esprit d’un écrivain dont la belgitude et la perspicacité sont les plus belles qualités. Le lecteur est alors laissé, après une course contre la montre prenante, dans un état de réflexion profonde où se mêlent fiction et réalité.