critique &
création culturelle
Ultramarins de Mariette Navarro
Ventre poreux à l’océan et temporalité suspendue

« Quand les moteurs s’arrêtent, ils perdent l’équilibre qu’ils avaient fini par trouver » : dans Ultramarins , Mariette Navarro nous plonge dans le récit d’une perte de contrôle à partir d’un moment suspendu. Un roman à la lisière du fantastique qui donne pourtant une saisissante impression de réel.

Tout commence sur un navire marchand. Ou plutôt, non : le réel commencement, c’est quand ils quittent le navire. Tout commence par la suspension d’un plongeon et la vulnérabilité d’une perte d’équilibre.

Un bateau gouverné d’une main de fer par une commandante implacable s’arrête pour un temps ; l’équipage incrédule a eu l’autorisation de couper les moteurs pour faire un plongeon dans la mer. Une effraction d’apparence à la fois considérable au vu de la dimension minutieuse de la vie maritime, et dérisoire – vingt hommes qui jubilent à l’idée d’une récréation improbable donnent une impression d’allégresse irrépressible. Cette effraction amorce une perte de contrôle, de la part de la commandante sur son équipage et des membres de l’équipage sur leurs corps à la dérive, bien sûr, mais aussi par rapport au réel en général. Le plongeon, plus qu’un moment hors du temps, semble le lieu d’une dilatation de l’espace et du temps, un lieu complètement autre , à la fois une expérience collective et fondamentalement individuelle.

Ils sont sans envie de bravoure, sans aucune idée de l’heure qui suit. On dirait qu’il leur faut la première claque de l’eau pour faire ce voyage au présent. […] Ils piquent en nageant un mètre ou deux en profondeur, entendent leur cœur battre aux tempes, perçoivent une autre sorte de silence. […] Ils ne savent plus compter dans aucune mesure terrestre ou de navigation, tout occupés au plaisir de la dérive. Ils parlent et chantent, mais ne s’écoutent pas. Ils s’éloignent les uns des autres.

Le monde alentour semble complètement bouleversé par cette intrusion dans une autre dimension, et si cet épisode n’occupe que le premier tiers du roman environ, il laisse une empreinte sur tout le reste du récit. Quand les hommes retournent à bord, la vie ne reprend pas totalement sa vie normale et l’univers marin renoue avec un caractère mystérieux et inquiétant, redevient un lieu de littérature et de légendes, de peur des éléments météorologiques, de folie, de créatures effrayantes, du vertige des profondeurs. C’est comme si une brèche s’était créée entre un monde moderne et organisé et un autre, dangereux mais terriblement attirant, où tout semble avoir une volonté propre excepté les humains qui le parcourent.

Alors le dernier plancher prend une couleur mordorée d’écaille, et juste au-dessus : un gros cœur bien vivant, un morceau de chair rouge énorme, qui se contracte dans des pulsations sourdes, et provoque un battement amplifié dans la coque. Elle voit le sang qui jaillit de ce cœur et irrigue tout le cargo au-dessous, un réseau de vaisseaux bleus et rouges, veines et veinules tissées pour que le navire flotte.

C’est étrangement beau et réconfortant de retrouver dans ce roman une organisation millimétrée perdre son équilibre et des histoires inscrites dans la culture occidentale reprendre leurs droits sur le roman. La commandante implacable, malgré elle, redevient une figure comparable au capitaine Nemo hanté par son passé, à Achab devant un monstre, à Ulysse errant dans l’inconnu. L’imaginaire prend l’apparence d’une nature trop longtemps gardée sous contrôle qui reprend soudainement ses droits, brisant les frontières entre réel et fantasmes et s’engouffrant dans le bateau et les corps de ses occupants. Le ton était donné dès les premières pages du roman : « Elle croit que maintenant l’intérieur de son ventre est devenu plus poreux aux vents marins », mais ce n’est qu’avec les personnages que l’on découvre l’étendue de cette porosité. Pourtant, face à une nature surnaturelle qui submerge toute tentative de contrôle, le ton du roman reste doux et paisible, et appelle presque à ne faire qu’en contempler la beauté mystérieuse.

Vraiment, lisez Ultramarins , et quand vous l’aurez terminé, lisez-le à nouveau. C’est un beau moment suspendu de littérature au style oscillant entre réalisme et onirisme. « Pas besoin de se jeter à l’eau avec eux pour ressentir leur vertige », dit Mariette Navarro, et en effet, ce court roman à la sensualité douce-amère vous ballote avec une apparente facilité à travers ses pages. Particulièrement durant la scène du plongeon du début, on ne peut que ressentir avec les marins leur émerveillement et leur jubilation ; et, plus loin, subir l’hébétude impuissante devant un univers redevenu mystère. Comment ne pas, dans ces conditions, raviver une fascination pour un monde dangereux et magnifique ?

Même rédacteur·ice :

Ultramarins

Mariette Navarro

Quidam éditeur , 2021

156 pages