La musique folk
En février, j’évoquais comment découvrir ces femmes musiciennes folk m’avait permis de créer de nouveaux modèles, m’amenant même à questionner mon propre parcours musical. L’automne à peine arrivé, je me réjouissais déjà de ressortir mes découvertes de l’hiver dernier et de poursuivre mes recherches.
J’ai découvert la complexité des mots « folk » et « folklorique », souvent liés, mais j’ai également pris rapidement conscience de leurs limites. Parce que fouiller dans les bacs des disquaires à la recherche de disques anciens montre à quel point ce mot est un peu fourre-tout et parfois teinté de colonialisme. Entre les chants militaires, les musiques de carnaval, les disques ethnographiques et les artistes inspiré·es de folk américaine, difficile de ne pas y voir un portrait très brut de ce ce qui nous a construits ces dernières décennies, et de ce qui nous reste du siècle dernier, du moins tant que cela est parvenu jusqu’à nous.
Dans les pays anglophones, la musique folk désigne à l’origine la musique populaire traditionnelle. D’inspiration romantique, le mot folk vient de l’allemand « volk », qui signifie « peuple ». Cette musique raconte ainsi l’histoire des pionniers et s’inspirera de l’esprit rural et des milieux ouvriers. Dès son apparition, ce genre musical sera verra rêvetir une dimension politique et parfois contestataire, de par l’importance de ses textes tout d’abord, mais aussi puisqu’il s’ancre et se diffuse dans les couches sociales plus pauvres de la société américaine. C’est dans les années soixante que le « mouvement folk » apparaît en France, par l’intermédiaire de Catherine Perrier et de l’Anglais John Wright. Un folk-club sera alors créé, appelé « Le Bourdon ». Cette nouvelle génération (re)découvre alors le patrimoine régional, mêlé aux nouvelles musicalités, plus actuelles, comme le rock. Aujourd’hui, le terme « folk » se distingue du terme « Pop » et fait plutôt référence aux musiques populaires de tradition orale, même s’il fait tout de même plutôt référence au genre musical américain dans la majorité des esprits. Il s’est globalement éloigné de ses origines, de son caractère politique en particulier, et est désormais récupéré par toutes les couches sociales.
En tant que musicienne, en particulier de musique électronique, partir à la découverte de la musique folklorique ou « traditionnelle » est une mine d’or, tant par l’aspect mélodique que rythmique, amenant à se dégager des frontières parfois très logiques du monde informatique. Être confronté aux imperfections et aux accidents est troublant et émouvant. Grâce à l’art du sampling, il est très courant d’entendre des musiques électroniques réutiliser des mélodies populaires ou des rythmiques, souvent d’inspirations non-occidentales. Mais à quel moment commence ou s’arrête l’appropriation culturelle ? Comment s’inspirer sans reproduire, copier, et sortir de leur contexte des pratiques musicales parfois très ancrées culturellement, pouvant être religieuses et très symboliques ? La musique reste en effet un espace où les rapports de domination, autant racistes que sexistes et classistes, s’inscrivent et s’épanouissent particulièrement. Et malgré la meilleure volonté du monde, il n’est pas évident de s’en départir. Se poser la question encourage à mettre à distance et déconstruire nos propres manières d’être, de penser et de faire, de quitter nos regards ethnocentrés.
C’est une question délicate qui amène à réfléchir à la pratique musicale mais aussi à la diffusion et à la reconnaissance de ses auteur·rices. Ce qui frappe souvent, dans les disques ethnographiques et folkloriques, c’est l’anonymat de certain·es compositeur·rices et des interprètes. Cela peut sembler normal puisque de nombreuses musiques dites folkloriques sont transmises de génération en génération, par la collectivité et l’oralité, et ne répondent pas au statut d’auteur·rice, inventé que « très » récemment et plutôt dans les musiques dites savantes. Nombre de ces artistes ont été enregistré et n’ont jamais reçu de rétribution financière. Cela pousse à questionner l’univers souvent commercial et capitaliste de la musique tel qu’il s’est construit aujourd’hui.
La pratique de la voix et surtout du langage, outil de survivance d’une culture et parfois dernière trace d’une vision du monde, est très présente dans la musique folk. Cela nous montre comment la musique est une langue et que les langues sont des musiques. Elles racontent l’histoire de nos sociétés mais ce sont aussi nos sociétés qui se racontent. Cette réécriture constante de (nouveaux) récits, emprunts d’ancien et de nouveau, sont l’expression de nos humanités hétéroclites. C’est aussi un moyen de survie de langues et de pratiques qui ont été volontairement gommées, comme a pu l’être le breton, le basque, l’occitan ou d’autres langues régionales. De la même manière que la musique peut être l’expression d’une domination, elle est également un outil d’émancipation. Cela mériterait aussi de regarder ce qui se fait dans nos régions, en Belgique.
Dans la sélection musicale de ce mois-ci, j’ai cherché à mettre en lumière cette dimension de transmission. Il me tenait à cœur de quitter la pratique « folk » américaine ou anglaise, plutôt dominante en général (et en particulier dans ma dernière playlist), pour partir à la recherche des minorités, de nouveaux langages et pratiques musicales actuelles ou anciennes. Et inversement, j’ai voulu observer cette appropriation, cette rencontre, et voir comment la folk originelle, dans son évolution et sa transmission, a également permis la diffusion d’autres langues et histoires qui ne lui étaient pas liées à l’origine.
Vera Hall (1902 – 1964)
Originaire d’Alabama, Vera Hall grandit dans un milieu pauvre et pratique le chant dès son plus jeune âge avec ses parents, Agnès et Efron « Zully » Hall. Sa mère, ancienne esclave, chantait constamment et transmettra sa passion à sa fille. Vera Hall vivra longtemps de petits boulots, en tant que laveuse ou cuisinière. Elle rencontrera un certain succès aux États-Unis dès les années trente, lorsqu’elle croise John Lomax, un ethnomusicologue à qui elle chante a capella plusieurs titres qu’il enregistrera pour la Bibliothèque du Congrès afin d’archiver la musique folk américaine. Lomax dira d’elle qu’elle avait une capacité d’improvisation très impressionnante et que, malgré son absence de technique vocale, sa voix était l’une des plus belles qu’il aura enregistré. Elle tombera dans l’oubli après la sortie de The Rainbow Signs , un livre retraçant sa vie (difficile) et publié par Alan, le fils de John Lomax, également ethnomusicologue et musicien. Les enregistrements de Vera Hall sont encore très écoutés par les passionné·es de musique folk et permettent de retracer l’émergence du blues.
Alanis Obomsawin (1932 – )
Née au New Hampshire en territoire abénaquis, Alanis Obomsawin vivra jusqu’à ses 9 ans dans la réserve d’Odanak, au Sud-Est de Montréal. C’est par son cousin maternel, Théophile Panadis, qu’elle s’initie à l’histoire de la nation abénaquise et qu’elle apprend chansons et légendes traditionnelles auxquelles elle restera longtemps attachée lorsqu’elle quittera la réserve, plongée dans la société canadienne et ne parlant ni français ni anglais. Sa carrière de chanteuse démarre dans les années 60, déjà très investies dans les causes humanitaires, et c’est en 1988 qu’elle sort Bush Lady , mêlant le répertoire traditionnel abénakis à ses propres compositions. Elle scénarisera, réalisera et produira plusieurs documentaires avec l’ONF sur la culture et l’histoire des Autochtones, qui lui vaudront de nombreux prix et une grande reconnaissance internationale.
Emmanuelle Parrenin (1949 -)
Fille d’un violoniste et chef d’orchestre très réputé, et petite fille d’une passionnée de musique, Emmanuelle Parrenin collectionne les chansons traditionnelles françaises qu’elle revisite tout d’abord au sein des projets Gentiane ou Mélusine, mais également en solo, croisant la route de Didier Malherbe, Vincent Segal ou Alan Stivell. Elle enregistre en 1977 le disque Maison Rose , mélange de musique folklorique et d’expérimentations électro-acoustiques qui sortira sur le label Ballon noir. En plus de la harpe, elle y joue des instruments anciens comme la vielle à roue, un instrument à cordes du moyen-âge, ou l’épinette des Vosges, de la famille des cithares. Bien que resté confidentiel, cet album deviendra l’une des pièces fondatrices du mouvement néo-folk contemporain. Emmanuelle Parrenin pratique toujours la musique aujourd’hui, mais également l’art-thérapie et garde un rapport très particulier au monde, quasi surnaturel .
Sainkho Namtchylak (1957 – )
Née dans l’oblast autonome de Touva, dans le nord de la Mongolie, Saiyn-Khöö Namchylak est la petite-fille de nomades et la fille d’instituteur·rice. Elle s’initie à la musique très rapidement, d’abord dans sa région natale avant de rejoindre Moscou, où elle suit un cursus scolaire musical. Elle liera ces savoirs aux traditions lamaïstes et chamaniques de Sibérie. Le chamanisme a longtemps été interdit en République Socialiste Soviétique Autonome de Touva. Aujourd’hui, elle associe ces pratiques musicales aux musiques contemporaines, comme le jazz ou l’électronique, donnant à entendre un univers très intense et spirituel.
Cucina Povera
Maria Rossi est une artiste sonore finlandaise, désormais basée à Glasgow. Minimaliste et enchanté, son premier album Hilja (2018) mêle des nappes de synthétiseurs à sa voix, parfois a cappella, chantés en finnois ou parfois dans des langues imaginaires, s’inspirant de mondes mythologiques et magiques. À la fois aérien et très terrestre, elle y explore des pratiques anciennes autant que contemporaines.
Merci à Myriam Pruvot (qui mène depuis longtemps un travail sur l’oralité) et Antoine Pasqualini (breton curieux et passionné) pour leurs contributions !