critique &
création culturelle
Albert Renger-Patzsch
Les choses ?

Considéré aujourd’hui comme l’une des figures les plus importantes et les plus influentes de l’histoire de la photographie du XX e siècle, Albert Renger-Patzsch (1897-1966) faisait l’objet d’une exposition hommage au Jeu de Paume à Paris jusqu’au 21 janvier 2018.

Qu’est-ce au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation. C’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche.

(Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Œuvres II, Gallimard, p. 311.)

Commençons par la fin du début :

Hände

Mains

1926-1927

Épreuve gélatino-argentique tirage moderne (vers 1998).

Il s’agit de la centième et dernière image du livre Die Welt is schön ( Le monde est beau ) : deux mains unies, isolées du reste du corps et dressées sur un fond noir en un geste chargé de ferveur symbolique, méditative et spirituelle. Renger-Patzch est alors conscient du caractère de plus en plus mondain et banalisé de la photographie, tout comme d’une fragilisation de l’attention face à une réalité en pleine mutation. Il y oppose, avec Die Welt is schön , un imaginaire offrant au spectateur moderne l’opportunité de se connecter de nouveau aux choses qui l’entourent, par le biais d’une temporalité diffuse et calme, celle de la tradition et du mythe. Cette photographie finale caractérise précisément cette vision.

Voici un géomètre. Son autoportrait dans le phare d’une voiture ( Autoscheinwerfer ), en 1928, en témoigne.

Un photographe moderne dont le livre qui l’a rendu célèbre devait, au départ, s’appeler Les choses . Die Dinge . Peut-être que la polémique avec Benjamin en aurait été évitée ?

La création, en photographie, est ce par quoi elle se trouve livrée à la mode. « Le monde est beau », telle est exactement sa devise. En elle démasque l’attitude d’une photographie qui peut donner à n’importe quelle boîte de conserve sa place dans l’univers, mais n’est pas capable de saisir une seule des relations humaines dans lesquelles elle intervient, et qui par là, jusque dans ses sujets les plus éthérés, prépare davantage leur commercialisation que leur connaissance.

(W. Benjamin, Id. , p. 318.)

Si on revient au début de l’exposition : un homme dans une barque devient le centre replié d’un trapèze rentrant au port. Ici, la nature s’ordonne suivant des lois et des règles. Qui se donne la tâche de regarder son spectacle doit avant tout prendre conscience de ses structures et les mettre en évidence. Chercher le bon endroit pour les dévoiler, c’est le principe.

Ainsi, les pêcheuses de crevettes sont deux lignes parallèles qui vont vers la mer.

L’une a le pied gauche en l’air, l’autre le droit.

Chaque événement du quotidien s’organise en fonction d’un plan qui permet aux hommes d’entrer en contact avec le monde, d’y travailler.

La modernité présente encore une manière d’harmonie…

Question d’attention ? D’observation ? D’état d’esprit ?

En tout cas, Renger-Patzsch ne rigole pas avec sa discipline.

C’est un scientifique de l’image, il ne transige pas avec la réalité : il donne à voir peut-être « que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent » (Baudelaire, Curiosité esthétiques , Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 700).

La photographie est là pour déchiffrer le monde, le transfigurer.

Et qu’est-ce qu’on voit, par exemple ?

Un cactus, des épines, des pointes. On dirait des atomes, au cœur d’un vivant à la fois mécanique et dynamique. C’est ce que le photographe constate, célèbre : dans la plante, l’animal, l’architecture…

Rien n’échappe à son obsession du détail et de l’ensemble.

Il y a un ordre, un maillage, une trame.

D’où le Nouvel Objectivisme, la revendication d’autonomie absolue de la photo.

C’est une poésie d’entomologiste. Une patience de moine est requise.

Une tête de couleuvre, un babouin à manteau expriment cette « tension entre l’abstrait et le concret ». Il faut s’approcher encore de la façon dont les choses sont faites, découvrir un motif, une esthétique, et presque une logique : un enroulement, une tournure. Une phrase.

C’est un mouvement qui s’emballe autant qu’il se développe, qui cache à la mesure qu’il révèle.

Bref, une évidente complication de la forme et du contenu dans un devenir incessant de la matière. C’est un plissement, une rythmique dont le sens n’est pas la question.

D’où la froideur introspective, la folie rigoureuse parfaitement anhistorique.

Mais, qu’est-ce que ça maintenant ?

Des ruines.

Après la destruction de la plus grande partie de ses archives au Museum Folkwang, par les bombardements alliés de 1944, Renger-Patzsch et sa famille emménagèrent dans la région rurale de Wamel, près de Soest. Il entreprend alors un nouveau travail, un retour aux thématiques de la nature, mais, cette fois-ci, en privilégiant le genre du paysage. Avec les arbres, les forêts, les pierres et devant les décors rocheux, le photographe semble avoir retrouvé une énergie vitale qui conduit sa perception vers un temps diffus, contraire à la linéarité de l’histoire, indépendant des contingences de la modernité et des conséquences dévastatrices de la guerre. À ce stade tardif de sa vie, Renger-Patzsch publie Baüme ( Arbres ), en 1962, puis Gestein ( Roches ) en 1966, deux livres qui représentent le mieux les fondements conceptuels et esthétiques de ce regard renouvelé et ravivé sur la nature. Les deux livres incluent des essais de l’écrivain et philosophe Ernst Jünger, avec lequel le photographe maintient une intense et régulière correspondance pendant plus de vingt ans.

Pas d’extrait de l’écrivain et philosophe sur les murs de l’exposition.

Mais des citations du photographe, datant de 1937 :

L’œil n’est pas seul à percevoir le monde. Ses connexions au cerveau, couplées aux autres sens par lesquels nous ressentons chaleur, vent froid, bruits, odeurs, etc., composent une image incroyablement compacte du monde dont la plasticité et la densité sont encore enrichies par la qualité de notre état émotionnel.

Quelle est l’attitude du photographe ?

Ne s’intéresse-t-il pas du tout aux relations humaines ?

Ce sont plutôt les choses qui attirent son intérêt.

Les hêtres plutôt que les êtres.

Ce sont des arbres penchés.

Des feuilles jonchent le sol.

Une brume épaisse descend des sommets.

Même rédacteur·ice :

Albert Renger-Patzsch

Les Choses

du 17 octobre 2017 au 21 janvier 2018

Musée du Jeu de Paume, Paris