critique &
création culturelle
L’encrier de Chueca

À propos d’un magasin de vêtements madrilène et de sa talentueuse propriétaire.

J’ai eu la chance de vivre à Madrid dans les années quatre-vingt.

Depuis, je retourne tous les ans dans ce qui n’a pas tardé à devenir ma ville préférée. Au hasard de mes déambulations, je suis tombé, il y a quelque temps déjà, sur l’accueillant magasin  — aujourd’hui virtuel, c’est-à-dire planétaire — de Pilar Fernández. Et j’en suis devenu un client occasionnel. L’été dernier, tandis que je cherchais un sujet d’interview (espagnol de préférence) pour Karoo , l’évidence m’est apparue : après la librairie de Moguer et le musée d’art contemporain de Cuenca, ce serait le tour de cette charmante enseigne de Chueca.

En quelle année est né El Tintero ? Comment est-il né ?

L’idée du Tintero [ L’Encrier , si joliment figuré par sa tache d’encre-image de marque] est née en 1995. À l’époque, je travaillais dans la publicité et, même si mon domaine était plutôt celui de la production audiovisuelle, j’étais davantage attirée par la création graphique. Je peignais aussi, et j’avais recours à diverses techniques, dont la sérigraphie, qui me plaisait tout particulièrement. C’est ce qui m’a donné l’idée du tee-shirt comme support principal de mon travail. Il s’agissait pour moi de créer une marque de vêtements, pour adultes et pour enfants, dotée d’une identité forte. Et plus largement de proposer divers objets pour la maison — tabliers, sets de table, coussins…

Au début, tout cela était très artisanal. Avec des planches en bois, une plaque de verre et une lampe, j’ai monté une table de sérigraphie dans le petit appartement que j’occupais alors calle [rue] Piamonte , dans le quartier madrilène de Chueca. J’utilisais la lumière jaune de la salle de bain pour émulsionner les écrans. C’était très rudimentaire. Après, nous nous sommes développés et nous sommes passés à l’atelier de sérigraphie professionnel.

Le projet a-t-il mis beaucoup de temps à se mettre en place ?

Le projet a mis un an à prendre forme. À cette époque, je suis partie vivre à Buenos Aires, les valises pleines de mes tee-shirts, et j’en ai profité pour courir les agences de publicité et les leur montrer. Je voulais tâter le terrain auprès d’un public potentiellement plus exigeant. Mon travail a été très bien reçu et je me suis décidée à rentrer à Madrid et à ouvrir le magasin. Il faut tenir compte du fait qu’à l’époque il n’y avait ni Internet ni réseaux sociaux.

Pourquoi as-tu choisi le quartier de Chueca pour développer ton projet ? Pourrais-tu décrire l’ambiance dans le quartier à l’époque de l’ouverture du Tintero, et son évolution dans les décennies suivantes ?

Je suis revenue avec cette manière de voir les choses, cette perspective, que donne le fait d’avoir séjourné plusieurs mois loin de chez soi, et je me suis rendu compte que tôt ou tard, Chueca allait évoluer. Concrètement, on ne voyait pas encore beaucoup de changements dans le quartier, mais l’envie était bien là, et cela se sentait. Alors je me suis dit : «  Pourquoi pas ? Nous sommes à deux pas de la Gran Vía1 . » J’avais vécu dix ans à Chueca et j’ai pensé : « Le quartier ne peut que s’améliorer. »

Au début, ce fut grâce à de petits commerces comme El Tintero et aussi au mouvement LGBTI. On sortait aussi un peu de la crise économique, qui durait depuis 1993 environ, et on assistait à une nouvelle explosion de créativité dans la ville. L’ambiance n’était pas terrible à Chueca en 1996. Il y avait encore beaucoup d’héroïnomanes qui traînaient sur la place et le quartier n’avait évidemment pas le glamour qu’il a aujourd’hui. Avec les années, il est devenu de plus en plus agréable, de plus en plus joyeux. C’est à présent l’un des quartiers les plus visités par les touristes… et aussi l’un des plus chers, si l’on veut y habiter. Chueca a une forte personnalité et le doit autant aux gens de passage qu’aux commerçants eux-mêmes. C’est un plaisir de s’y promener, et l’endroit est devenu très sûr.

Comment définirais-tu la mode ?

Pour moi, la mode doit être confortable et créative à la fois, mais aussi responsable. Nous nous sommes habitués à tout jeter beaucoup trop vite, même les vêtements.

Je préfère le tee-shirt de bonne facture que l’on traite avec soin aux cinq tee-shirts qu’on aura jetés au bout de deux semaines. Nous avons toujours fait fabriquer nos articles dans de petites usines au Portugal, et nos fournisseurs sont des gens engagés dans la lutte pour un commerce équitable. Cela peut paraître banal aujourd’hui, mais à l’époque, on évoquait à peine la question. L’atelier de sérigraphie appartient à mon frère. C’est un perfectionniste qui travaille avec de grands créateurs de mode et des entreprises de confection. Il s’est spécialisé dans les produits de qualité et a effectué des recherches pour trouver les encres les plus respectueuses de l’environnement, sans produits toxiques tels que les PVC et les phtalates, tout en misant sur la qualité et la durabilité de l’impression. El Tintero a recours à ce type d’encres et ne propose que des vêtements 100 % coton organique.

Pourrais-tu nous commenter, parmi les multiples créations du Tintero, celles qui te semblent les plus réussies ?

Il y en a trop et il m’est très difficile de choisir. Estoy madurando, disculpen las molestias [Je suis en train de mûrir, désolé pour le dérangement] est l’une des plus populaires, surtout pour les enfants. Personnellement, j’aime bien Los monstruos no existen [Les monstres n’existent pas]. C’est un dessin très simple et plein de tendresse. Parmi les créations les plus récentes, j’aime beaucoup les glaces et leur déclinaison en différentes couleurs. Mais c’est dur de faire un choix. Il doit y avoir plus de cinq cents dessins. Même si, pour bon nombre d’entre eux, je nierais même sous la torture les avoir réalisés.

Pourrais-tu évoquer ton travail artistique parallèle à l’aventure du Tintero ?

Pendant toute cette période, j’ai surtout dessiné avec des encres de couleurs et je suis revenue à la sérigraphie sur papier. Par ailleurs, j’ai consacré plusieurs années à la restauration d’une maison-patio sévillane du début du XXe siècle.

Quels sont les artistes qui t’ont le plus influencée ?

Parmi les graphistes, Saul Bass et Milton Glaser, évidemment. J’aime par ailleurs beaucoup l’Espagnol Cruz Novillo et l’Allemand Christoph Niemann. Et j’adore la Française Malika Favre pour son travail de la couleur.

L’idée qui a présidé à la création du Tintero a-t-elle évolué au cours des années ?

Oui, je pense que le Tintero a évolué, tout en maintenant son style propre, caractérisé selon moi par une esthétique de la simplicité. J’ai tenté de donner forme aux idées de manière avenante, c’est-à-dire sans chercher à les imposer et en évitant les blagues faciles. J’ai toujours essayé d’offrir aux gens, quelle que soit leur manière de penser, ce clin d’œil humoristique complice qui caractérise les créations du Tintero .

Depuis peu, El Tintero est devenu un espace exclusivement virtuel. Peux-tu nous expliquer comment tu en es arrivée à prendre cette importante décision ?

En fait, je pense que le marché de la mode et du design a changé à Madrid. Beaucoup de gens aujourd’hui travaillent dans le même esprit. El Tintero continue d’exister en ligne , mais aussi dans d’autres magasins — bientôt peut-être dans certaines boutiques de musées. Ce qui est sûr, c’est qu’au bout de vingt-quatre ans, j’avais besoin de me libérer de l’espace physique du magasin pour disposer de plus de temps et développer de nouveaux projets. J’ai lu un jour qu’à l’avenir — c’est-à-dire à présent — la seule chose qui nous différencierait serait la créativité. Aujourd’hui, tout le monde peut imprimer à domicile un dessin de son choix sur une tasse. On peut également imprimer la tasse elle-même en 3D. La question est de savoir si le dessin sera bon. Je pense aussi qu’en plus de la créativité dont parlait l’article, les gens vont regarder si la tasse a été faite en Chine, ou si c’est un vrai céramiste qui l’a réalisée avec de la céramique et des encres de qualité. Ils rechercheront cette petite imperfection qu’on trouve uniquement dans les objets artisanaux. Je crois — j’espère — que les gens s’orienteront davantage vers le minimalisme, qu’ils cesseront d’accumuler toutes sortes de choses simplement parce qu’elles sont bon marché et qu’ils acquerront moins d’objets, mais choisiront des objets qui auront une âme.

Ces dernières années , je me suis initiée à la céramique dans un atelier madrilène qui s’appelle La Tora (féminin de Toro [taureau]). Le responsable du lieu est designer industriel et travaille pour des créateurs et des architectes d’intérieur. Il réalise tout ce qu’on peut imaginer comme objet. Mais ce que j’ai préféré dans cette expérience, c’est le type de céramique qu’il utilise et l’importance qu’il accorde au recyclage. Certaines de nos réalisations sont imparfaites, mais ce sont précisément celles que j’aime le plus.

Pourrais-tu, pour finir, nous recommander quelques endroits sympas (magasins, restaurants, bars) dans le quartier de Chueca ?

Frida . C’est un café restaurant qui dispose d’une terrasse très agréable. Il se trouve calle [rue] Gregorio ,  à côté d’une petite place.

El Economato est très bien aussi. L’endroit joue un peu sur le concept de l’épicerie à l’ancienne. On y vend des conserves et des produits de qualité, mais aussi des plats cuisinés. El Economato se trouve à l’angle de la calle Regueros et de la calle Belén .

Baco y Beto est probablement mon favori. Ouvert il y a 14 ans par un cuisinier cubain du nom de… Beto, ce restaurant propose une cuisine latino , mais aussi espagnole. Bons vins. Et surtout super ambiance. L’endroit est petit : mieux vaut arriver tôt ! Vous ne tarderez pas à devenir amis avec les patrons.

Le Bar V . Dans la ruelle qui mène de la Plaza de Chueca au Mercado de San Antón [Marché Saint-Antoine]. Petit, mais avec une superbe terrasse. On y mange très bien.

Et n’oubliez pas d’aller prendre une bonne bière au vieux bar Sierra , sur la place.

En ce qui concerne les boutiques, je recommande celle du décorateur Guille García Hoz ( calle Pelayo ), et Italian Skills ( calle Gravina ), qui vend sa propre collection de mode italienne mais aussi d’autres marques, dont El Tintero .

Enfin, les charmantes propriétaires du salon de coiffure 0-Level ( calle San Gregorio ) vous referont une beauté et vous proposeront des massages capillaires. Et elles offrent le café dans une ambiance musicale de qualité.

Outre El Tintero (version virtuelle), quels sont les projets qui t’occupent aujourd’hui ?

Je travaille sur un livre d’illustrations à propos de personnages réels particulièrement intéressants — mais c’est top secret pour l’instant. Par ailleurs, je suis en train d’écrire un conte pour enfants… ou pour adultes qui ne veulent pas trop mûrir.

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