« À partir de ce malentendu,
Dans le cadre de sa venue à Passa Porta pour une lecture musicale de son dernier livre, À mains nues , Amandine Dhée nous a accordé un généreux entretien par écran interposé – dont la chaleur a levé les obstacles technologiques dressés sur le chemin de notre conversation. Elle nous y parle, avec un égal naturel, du dispositif original de la lecture musicale, d’amours non hiérarchisés, de sororité et de colère, d’intime, d’écarts, de forme et de fiction.
Amandine Dhée est comédienne et autrice. Dans une œuvre à la croisée des genres, elle s’attache à questionner la norme et ses incidences sur l’expérience féminine. Son dernier ouvrage, À mains nues , un texte sur le désir et la construction de l’identité en tant que femme, a fait l’objet d’une lecture musicale au 140 le jeudi 8 octobre 2020, où l’autrice était accompagnée au violoncelle par Timothée Couteau.
On va commencer par ça : j’ai, évidemment, beaucoup aimé À mains nues . Je m’y suis beaucoup retrouvée, et ça mène à ma première question : cette expérience de lecture m’a tout de suite évoqué une citation lue à l’ouverture du Journal de Julie Delporte1 . C’est une citation d’Annie Ernaux :
« Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir. »
A.D. : C’est quoi cette citation, c’est génial !
Oui, je l’adore, elle fait vraiment écho au caractère universel des expériences que vous évoquez dans À mains nues , des expériences qui rassemblent des femmes d’horizons divers et d’âges différents, ce qui est en même temps désarmant et exaltant. Il me semble qu’on retrouve au fil des pages cette volonté de partage, de dire votre expérience, notamment à ces jeunes filles qui vous écoutent dans les ateliers que vous donnez, de les aider à devenir des « individues », comme vous auriez aimé qu’on le fasse pour vous. Je me demandais si c’était quelque chose de l’ordre de ce qu’évoque cette citation qui a mené à l’écriture du livre ?
Elle est belle cette citation, je ne la connaissais pas. C’est drôle, parce que ça me remet aussi dans le fait qu’avant d’écrire, j’étais aussi une lectrice – une petite lectrice – et je me souviens très bien que, pour moi, la littérature a joué ce rôle-là. De dire, non seulement : « Ah tiens, ça, ça peut arriver à d’autres », mais aussi « Ah tiens, ça, ça peut tenir dans un livre ». On a le droit de l’écrire, et ça peut exister dans un livre. Du coup, je suis super touchée si en écrivant je peux aussi jouer ce rôle-là, d’autant plus que j’ai le sentiment que c’est aussi des thématiques qu’on n’a pas encore assez vues en littérature. Par exemple, mon livre précédent, dans lequel j’évoquais la maternité et le féminisme, bon, ce n’est pas non plus que ça soit complètement inédit, mais ce sont des thèmes un peu « illégitimes », des sujets de bonne femme, pour le dire autrement. Et c’est vrai que des femmes qui parlent de désir en littérature, on le voit d’autant moins quand ce n’est pas sous le prisme de la performance. Je pense à Catherine Millet ou à d’autres, chez qui c’est un désir, une sexualité, oui – et c’est hyper intéressant que ça apparaisse en littérature –, mais on parle rarement depuis une certaine forme de norme . Et voilà, je crois que c’est aussi ce que j’essaie de faire. Une amie m’a dit ça, et j’ai aussi été très touchée, « tu parles de choses du quotidien sans que ce soit banal ». Et en même temps, c’est nos vies, j’espère bien ! Elles sont à notre échelle, avec leur compte d’émotions, de questionnements. Ce chemin-là, qui n’est jamais certain, partir de soi pour aller vers les autres, c’est ce que j’essaie vraiment de faire. D’être dans cet intime en espérant que le lecteur, la lectrice va s’en emparer. Je suis aussi d’accord avec cette idée selon laquelle je sais ce que j’écris et, en même temps, une partie m’échappe ; je pense qu’il y a des lecteurs et des lectrices qui s’emparent de choses que je n’ai pas le sentiment d’avoir écrites, et à partir de ce malentendu il se passe quelque chose !
Des malentendus créateurs... Du coup, c’est ça aussi que je voulais vous demander, parce qu’il y a la notion d’autofiction qui revient assez bien quand on parle de vos livres – pas chez l’éditeur, mais quand on cherche sur internet, par exemple. C’est le cas aussi pour la Femme brouillon (La Contre Allée, 2017) et pour Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain (La Contre Allée, 2013), on dit autofiction. C’est une étiquette que je trouve potentiellement trop large. Elle a certainement pu être intéressante à l’époque de sa création, mais je voulais voir ce que vous vous pensiez de cette étiquette-là. Parce qu’il y a, dans À mains nues , une disjonction entre le -je et le -elle, puisque c’est un livre construit sur l’alternance de chapitres portés par ces deux voix, mais qui sont toutes deux racontées au présent et qui, à certains moments, se croisent et se confondent.
C’est drôle que vous parliez d’autofiction comme d’un terme trop large, car, à l’inverse, je le trouve trop étriqué. Je ne l’aime pas beaucoup ce terme, j’ai l’impression qu’il induit une forme de narcissisme, de complaisance, dans laquelle j’essaie de ne pas aller. J’aime bien dire que je pars de moi plutôt que je parle de moi. Ce terme me coince un peu, je ne le trouve pas très intéressant ni effectif. En plus, quand on est une femme qui écrit, le coup de l’autofiction c’est toujours compliqué, parce qu’il pourrait viser aussi à minimiser le travail littéraire que ça a représenté, d’autant plus quand c’est une femme qui parle de l’ intime . J’ai tendance à m’en détacher. Pour moi, ça n’a pas grand intérêt, car quand j’entends quelqu’un dire « oh moi, ce texte, c’est une pure fiction ! »… J’ai envie de dire « ha ha ha », ça n’existe pas la pure fiction ; tout comme depuis une fiction qui a l’air très collée à moi, il y a aussi de la création, des écarts. Je ne me sens aucunement obligée de rendre justice à une quelconque vérité qui serait la mienne, parce que la vie d’Amandine Dhée on s’en fout, à part mes proches, mes intimes, mes amis. Le terme d’autofiction, au lieu d’aller vers le lecteur, la lectrice, il revenait vers moi, et ça, ça me gêne.
Oui, c’est ça aussi que je me disais. Je l’entends trop large au sens où j’ai l’impression qu’on met dans le même sac des textes qui n’ont en commun que le fait d’avoir une part autobiographique, plus ou moins assumée, et un -je.
Oui, c’est vrai, je suis d’accord. Un peu fourre-tout.
Et je trouvais ça un peu dommage, qu’on associe directement vos livres à de l’autofiction, parce que c’est moyennement créateur, comme terme.
Voilà, enfin, moi je ne le dis pas, après… C’est vrai que l’éditeur La Contre Allée et moi, ce n’est pas un terme qu’on utilise, par exemple. On s’est posés la question et on a fait le choix de ne pas l’utiliser. Après, chacun y voit ce qu’il veut y voir. Je pense d’ailleurs qu’Annie Ernaux a un autre terme, que je n’ai plus en tête mais c’est auto/socio/bio-fiction, enfin, elle a un autre terme, qui n’est pas beaucoup plus poétique mais qui montre la dimension sociologique de son œuvre, qui est quand même super prégnante.
Il y avait autre chose sur quoi je voulais revenir : vous disiez que vous étiez une lectrice avant d’être autrice, vous disiez que certains livres ont joué pour vous un rôle de déclencheur. Vous avez des auteurs ou des autrices en particulier en tête ?
On a parlé d’Annie Ernaux, c’est vraiment quelqu’un qui m’a autorisée à écrire, clairement. Après, je me tourne aussi beaucoup du côté de la poésie. On peut se dire que l’autorisation peut être dans le fond, mais aussi dans la forme. Quelqu’un comme Valérie Rouzeau, par exemple, m’inspire beaucoup et j’admire beaucoup son écriture. L’autorisation, aussi, de sortir d’une écriture académique ou d’une structure narrative classique, ce sont des choses que j’ai beaucoup trouvées dans la poésie, chez quelqu’un comme Ian Monk, dans un genre un petit peu plus trash. J’aime bien ne pas forcément appartenir à un genre littéraire précis. Pour ça, j'ai vraiment ma place dans la ligne éditoriale de La Contre Allée, parce que, je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de lire d’autres livres de la maison, mais on est vraiment sur des écritures à la crête où, justement, on n’est pas enfermés dans une structure. La forme est au service de ce qu’on a envie de dire et je me vois assez difficilement interroger, tailler la norme tout en ayant une écriture très académique et très classique. J’ai aussi cette recherche de langue qui, pour moi, compte, et le recours aux poètes et aux poétesses est vraiment important, aussi parce qu’il y a une dimension d’oralité qui est forte et qui fait partie de mon travail.
D’ailleurs, tous vos livres sont publiés chez La Contre Allée, c’est ça ?
Tous mes livres sont publiés là, sauf la Femme brouillon , qui a été racheté en poche après, en Folio Gallimard. Sinon, oui.
De quoi est née cette collaboration ? Ce sont des affinités qui étaient déjà là à la base, ou ça s’est construit plus ou moins en même temps ? Parce que la maison d’édition est relativement récente, 2008 je pense.
C’est 2008, oui, et j’ai fait partie des premiers textes publiés, en 2010. On s’est rencontrés justement via le spectacle vivant, parce que j’ai commencé par les scènes ouvertes, à Lille, où je vivais à ce moment-là. Pour faire entendre ce que j’écrivais, pour que ça ne reste pas au fond d’un tiroir, j’ai participé à des scènes ouvertes. Alors, c’est vrai que maintenant il y a beaucoup de choses en ligne mais, évidemment, il y a 20 ans, ça n’existait pas. Et tant mieux, parce que sinon je me serais planquée derrière mon ordinateur ! Du coup, oui, je participais beaucoup à des scènes ouvertes et, à ce moment-là, La Contre Allée était aussi sur une ligne où elle éditait, mais en même temps elle mettait en place un festival de littérature porté par des comédien·nes, des musicien·nes, des auteur·rices. Et c’est comme ça que, de fil en aiguille, on s’est rencontrés, avec Benoit Verhille, qui fait partie des éditeurs de la maison. C’était mon premier texte, qui deviendra Du Bulgom et des Hommes ((La Contre Allée, 2010)), sur une critique de la ville, parce que c’était aussi une ligne très forte de La Contre Allée, à la base : s’interroger sur le territoire, sur la façon dont on y vit, les liens visibles, invisibles, les constellations qui existent... Et moi, je parlais de tout ça. Après avoir participé à ce festival sur scène, Benoit m’a dit : « J’ai envie que ce texte paraisse, j’ai envie de l’éditer ». Pour moi, c’était vraiment nouveau, parce que je venais plutôt de la scène ouverte, du théâtre, des univers que je connaissais un peu mieux. Par contre, je ne connaissais pas du tout celui de l’édition. J’ai découvert en faisant, parce que c’était un univers très lointain pour moi.
Et vous continuez les scènes ouvertes, en plus des lectures musicales ? Parce qu’évidemment il y a ça à Passa Porta, dont on va parler, mais vous continuez à participer à d’autres spectacles ?
Je joue dans un spectacle qui s’appelle Les gens d’ici et je continue à faire partie d’une compagnie qui s’appelle « La Générale d’Imaginaire » , qui produit la lecture musicale. C’est vraiment une compagnie des arts de la parole qui rassemble des auteur·rices qui, comme moi, clament leur texte : des poètes et des poétesses, des rappeurs·euses, des slammeurs·euses… C’est un beau vivier. Alors, je ne participe quasiment plus à des scènes ouvertes, par contre j’aime bien faire découvrir ce dispositif si j’interviens dans un établissement scolaire avec des jeunes. Juste faire ressentir la puissance de ce que c’est que de former un cercle, de se donner un cadre, qui est le cadre du respect et de la bienveillance, et qui est très fort dans les scènes ouvertes. C’est quelque chose qui est super important. C’est très simple, mais le fait d’applaudir la personne quand elle monte sur scène et quand elle en sort, évidemment, c’est quelque chose de très chaleureux, et c’est de l’ empowerment , clairement. J’aime bien faire sentir ça aux jeunes avec qui je vis des ateliers d’écriture. Et souvent d’ailleurs, ça me dépasse : ils s’en emparent, des adolescents qui vivent les choses avec beaucoup d’intensité, c’est très fort ! On reçoit ça avec les enseignants, ça peut être des moments vraiment importants et de libre expression. Transmettre ce truc-là, qu’il existe des endroits où on peut se dire, si jamais on n’a pas l’espace pour le faire ailleurs (ce qui était mon cas quand j’avais 20 ans) : « Voilà, on peut aussi créer nos propres espaces d’expression et pas forcément attendre qu’on nous y autorise, qu’on ait telle subvention, ou telle édition, ou telle… ». Ce sont des espaces où je prends la parole, je n’attends pas qu’on me la donne sagement, je la prends. C’est important, quand même.
Finalement, ce que vous faites mêle souvent différents canaux d’expression. Il y a ici l’expression orale, l’expression écrite, la musique aussi... Et ce n’est pas la première fois que vous faites ça, la collaboration avec Timothée Couteau, il y a aussi la Femme brouillon qui a été mis en musique comme ça.
Oui, on a beaucoup tourné avec la Femme brouillon , et là on joue cette lecture. C’est un autre objet, je sélectionne des textes, je ne lis pas l’intégralité du livre. Timothée, il n’est pas juste là en fond, il est vraiment présent, il fait des propositions, ce qui fait que l’objet change : l’objet lecture musicale c’est encore une autre approche que le livre. Et puis, il y a ce partage avec le public, qui peut être vraiment très, très fort. C’est vrai que j’aime bien mélanger, j’ai aussi travaillé avec des plasticiennes. J’ai aussi mis en place une lecture dansée, ce n’est pas moi qui danse, mais je suis avec une danseuse qui danse les textes. J’aime bien expérimenter des formes comme ça.
C’est très original. Comment vous sélectionnez les extraits, par exemple ici, pour À mains nues ? C’est en fonction de la musicalité ? Une musicalité spécifique, parce que la prose, on n’a pas tendance à penser que ça se met en musique facilement.
Oui, au début il faut chercher un petit peu, au plus ça va… Et puis, c’est de la prose mais il y a une dimension d’oralité forte dans ce que j’écris. Avant, quand j’écris, je lis tous mes textes à voix haute, je trouve que c’est une bonne école, ça dit quelque chose. Quand j’ai fait le travail sur plateau avant la sortie de À mains nues , il y a des passages que j’estimais terminés puis, après une semaine de plateau, il y avait plein de choses que j’avais envie de changer, je me rendais compte d’un rythme qui n’était finalement pas le bon. C’est intéressant, pour ça, la scène. Pour la question de la sélection des extraits : quand on met en place la lecture musicale, soit on fait sentir un petit bout de chaque thématique abordée, soit on prend un axe et on l’explore en acceptant de ne pas parler de tout, ce que moi j’ai plutôt fait. La lecture est surtout axée sur l’éveil à la sexualité, la question sur le couple libre, la sexualité en tant que jeune femme, à l’âge adulte, la projection… On va dire que je recentre là-dessus, parce que j’ai envie qu’à l’intérieur de cette lecture il y ait une forme de dramaturgie. Parce que, si je prends un bout de chaque en disant « sinon ça parle aussi un peu de ça, et puis un peu de ça et de ça », au final, ça fait un espèce de medley , mais nous on n’a pas traversé ensemble une même thématique. Forcément, choisir c’est renoncer, il y a des choses dont je ne parle pas. Avec Timothée, on fait un travail sur table d’abord : je lis les textes et puis je reformule ce que j’ai voulu dire, ce qui me paraît important, etc. Et Timothée propose des couleurs, des thèmes, comment ça résonne pour lui. Évidemment il est libre, on choisit ensemble. Après, il y a toujours une part d’improvisation aussi, on s’est mis d’accord en général sur une couleur selon les textes, et puis on improvise. Parfois, il va me laisser en silence sur des moments ; ça, ça bouge d’une représentation à l’autre. Des fois je lui dis : « Il ne faut pas me laisser toute seule sur ce passage-là, j’ai absolument besoin de toi ! » ; des fois c’est : « Ah ben c’est super, tu as testé un truc, c’était génial. » Voilà, c’est très vivant.
Oui, c’est super, cette expérimentation continue. En parlant de laisser des choses sur le côté, je n’ai pas envie de laisser de côté le fait que c’est un texte sur le désir, sur la réappropriation et la construction de l’identité féminine, oui, mais je l’ai lu aussi comme un texte sur l’amitié. Il y a ce super beau passage à la fin, où vous parlez des trois types d’amour que déploient les Grecs, que la langue française rassemble sous un seul terme. Et ces trois types d’amour qui sont dans votre texte ne sont pas du tout hiérarchisés, ils sont sur un pied d’égalité, et c’est très galvanisant.
Oui, j’avais vraiment envie de parler d’amitié comme une véritable force fondatrice, qui m’aide à tenir debout au même titre qu’une relation de couple plus classique. C’est drôle, parce que j’en parlais hier au cours d’une autre rencontre, j’ai le sentiment, par rapport à des générations, par rapport à ma mère notamment, quand elle a divorcé de mon père elle a tout perdu : elle a perdu son compagnon, leur réseau amical, il y a vraiment ce truc... Comme si, finalement, elle n’avait pas pensé que ses amitiés féminines, avec d’autres femmes, pouvaient être aussi puissantes et importantes qu’une relation de couple. Moi, j’ai l’impression que ma génération, on a vraiment compris l’immense importance de ces amitiés-là, qui peuvent être très puissantes, très sensuelles. Par exemple le je t’aime qui est très galvaudé dans un couple et qu’on a du mal à dire, c’est sûr, quand on le dit à un ami ou une amie c’est fort et c’est vrai. J’ai beaucoup d’ami·es qui me donnent de la force, et en création c’est vraiment super important. Combien de fois, entre femmes créatrices, on se rend compte qu’on ne défend pas suffisamment notre travail – et encore, avec l’âge ça va mieux –, qu’on n’en parle pas bien, qu’on laisse les autres le définir à notre place. C’est vrai que j’ai aussi autour de moi des amies créatrices, et on se rappelle régulièrement de soutenir notre travail. Je ne sais pas si vous connaissez l’autrice irlandaise Nuala O’Faolain, elle parle de ça à un moment, dans un livre qui est super bien (du coup, je pense que ça vous plairait), elle dit ça : c’est une journaliste qui écrit un texte un peu plus personnel sur la façon dont elle est venue au journalisme. Elle en parle à une amie, elle déjeune avec elle, et la façon dont elle en parle, alors qu’elle s’est investie et qu’elle a beaucoup travaillé sur ce texte, elle dit : « Oh, c’est un petit truc que j’ai écrit... » et son amie l’arrête directement et lui dit : « Tsss tsss, tu ne parles pas comme ça de ton travail, tu soutiens ton travail, ce n’est pas un petit truc, non, ça compte ! » Et c’est vrai qu’entre amies, c’est aussi ça, tu soutiens ton travail, tu en parles correctement. Combien de fois j’ai été remise en selle par des amies, et j’espère moi aussi le faire. C’est aussi ça dont je parle dans le texte parfois, cette espèce de carence de confiance en soi, de nous la donner, de nous aider à la nourrir, ça c’est super important.
C’est sûr, cette perception-là a changé depuis quelques années, comme vous le disiez par rapport à la génération de vos parents. Mais en même temps, je trouve qu’on ne la rencontre pas si souvent en littérature. En tout cas, c’est la première fois que je l’ai rencontrée de cette manière-là, c’est super fort en tout cas.
Génial… Mais oui, je ne veux pas hiérarchiser, parce que je trouve que c’est beaucoup ça en fait : il y a une espèce de hiérarchie où l’amitié passerait après le couple, une espèce de truc super arbitraire.
Ça pose des problèmes dans tous les domaines, finalement, d’avoir cette emprise de l’amour du couple au-dessus de tout le reste. Alors que ce serait tellement plus équilibré de disperser toutes les facettes de ce sentiment-là.
C’est marrant, parce que j’étais à un salon du livre, hier, et je parlais avec des gens plus âgés, et c’est évidemment tout ce que disent les plus anciens qui sont depuis trente ou quarante ans en couple, c’est « Ben oui, en fait, on prend l’air, c’est clair que c’est important ».
Par rapport au rôle de la littérature. C’est une question qui est cent fois, mille fois débattue, mais ça reste intéressant à poser parce qu’il y a autant de positions qu’il y a d’auteurs et d’autrices certainement, par exemple j’avais interviewé Caroline Lamarche qui disait que, pour elle, l’auteur· rice n’avait pas à transmettre un message, iel est traversé et c’est ce qui la ou le traverse qui saute de son époque sur la page. Mais sachant que vous abordez des sujets qui ne sont pas souvent représentés (on l’a dit, la maternité, la sexualité, le désir féminin), est-ce que ce ne serait pas, tout de même, un acte militant d’écrire ce genre de choses, de dire l’expérience féminine ?
En fait, effectivement, je sais que mes principaux moteurs à l’écriture, c’est la colère et c’est la honte. En tout cas, ça l’a été, à présent ça l’est moins – ce qui m’angoisse beaucoup d’ailleurs, mais bref, passons. J’ai traversé cette maternité, et après la maternité je me souviens très bien de la colère que je ressentais par rapport à la façon dont on avait pu m’enfermer, par rapport à des discours tout faits, par rapport à des clichés… Et pour la sexualité c’est la même chose, les pièges dans lesquels je tombe, et puis cet appétit de féminité qui me revient en plein dans la tronche parce que, finalement, cet appétit d’être femme m’enferme, il finit par me manger, me faire taire. Donc, la colère, c’est un vrai moteur d’écriture, et pour moi cette colère doit apparaître. C’est super important de pouvoir à un moment faire advenir un je , en tant que sujet, après avoir eu le sentiment d’être objet pendant un bon moment. En ce sens-là, c’est politique. J’aurais plutôt tendance à dire politique que militant parce qu’il me semble que mon boulot est intéressant quand je fais apparaître une certaine forme d’ambivalence, à commencer par la mienne. Ce qui m’intéresse, c’est de faire apparaître les ambivalences, et notamment par rapport à la norme : à la fois le rejet de la norme, parce que je vois bien qu’elle m’enferme, et en même temps une espèce d’appétence et une envie d’y aller parce qu’elle me protège… J’ai plutôt envie de montrer ce frottement, cette ambivalence, ne pas être dans quelque chose de trop binaire. C’est vrai qu’en général, quand on milite, on assène des choses, on les affirme avec force, et ça a du sens de le faire, sauf qu’en littérature j’aime bien laisser un peu d’espace quand même au lecteur ou à la lectrice. Et du coup, à la fois il y a des choses que je veux pouvoir asséner et je veux pouvoir faire exister une certaine colère, je pense notamment au passage où je raconte que je vois une affiche avec une femme à poil, et puis bon, voilà voilà… Parce que je ne voulais pas non plus évacuer la colère de ce texte-là. Même si, c’est très bizarre, parce qu’on me remercie souvent, ça me pose question, on me dit : « Merci de ne pas avoir écrit quelque chose qui est en colère, qui règle des comptes ! », je trouve ça assez étrange. Je ne voulais pas que ça ne soit qu’un livre de colère, mais en même temps je ne voulais pas l’évacuer, parce que la colère a encore besoin d’être exprimée. Mais voilà, je sais que si, moi, je lis quelque chose et que j’ai le sentiment qu’on veut absolument me faire penser une chose ou me tirer comme ça vers un point de vue, je m’en vais . Donc je préfère montrer ce frottement et quelqu’un qui se questionne. Je rejoins en ce sens l’autrice dont vous parliez. Je déploie des questions et, après, chacun y répondra dans son intimité. En ce sens-là je n’ai pas de message, et d’ailleurs, c’est drôle, parce qu’il y a une journaliste du Soir récemment qui m’a dit « Mais quel est votre message ? Par rapport aux femmes qui n’ont plus de désir ? » Alors, je peux avoir évidemment des éléments de réponse, mais si j’ai écrit ce livre c’est parce que moi-même je me pose la question. Et le problème c’est que, tout comme c’était la même chose pour le livre précédent, sur la Femme brouillon , au bout d’un certain nombre d’entretiens on devient la spécialiste de la maternité féministe, alors qu’à la base, ce qui a quand même motivé l’écriture du texte, c’est qu’on ne savait pas ! Et du coup je fais gaffe, au fur et à mesure, à ne pas aller prôner des choses parce que, oui, il y a des choses auxquelles je crois, mais je n’ai pas de message à délivrer. Chacun, chacune s’en sort comme il peut.