Affixe a présenté son premier numéro cette année, en janvier 2023. Dédiée à la création littéraire sous toutes ses formes pourvu qu’on y respecte le thème et l’enjeu de la revue : tourner autour d’un affixe, un par numéro. Audacieuse idée, tant faire le pont entre ce terme linguistique et un texte littéraire est en soi un numéro d’équilibriste.
Sortons notre bon vieux TLFI de ses étagères numériques :
AFFIXE :
« Élément lexical qui s'ajoute à un mot ou à un radical pour en modifier le sens ou la fonction, appelé préfixe, infixe ou suffixe selon qu'il est placé au début, à l'intérieur ou à la fin du mot. »
Okay, on est maintenant tous d’accord sur la définition.
Pour brosser un portrait rapide du paysage des revues de créations littéraires en francophonie, (et il suffit d’aller une fois au Salon de la Revue pour s’en convaincre), le marché est divisé en deux grosses voies possibles :
Soit on opte pour une mise en page sobre voire inexistante et un coût minimal pour créer un objet livre esthétiquement pauvre où tout tient par le texte, ce qui est dangereux, puisque le texte doit être excellent pour nous retenir ;
Soit on opte pour un véritable travail éditorial, un positionnement esthétique fort, une mise en page léchée, pour donner envie et rendre tout le contenu le plus sexy possible. Cela a deux avantages : on pardonnera un texte moins bon et en dehors de la nouvelle création présentée, ça restera un bel objet en soi.
À l’exception des revues tout numérique comme P ø st mais où, là, le travail du webdesigner est essentiel tant le temps de concentration sur écran est ridicule, la tendance se dirige plutôt vers la deuxième option. On y retrouve par exemple Artichaut , ou pan .
Même des revues comme la plus récente Sabir ou le dinosaure Traversées ou encore l’antédiluvien Journal des Poètes , toutes plus sobres, ont quand même une mise en page soignée et la volonté d’accompagner un minimum le texte, même si l’objet est moins audacieux esthétiquement parlant. On peut encore citer Dissonances qui a fait le pari réussi de trouver une sorte de juste milieu, avec un format grand et sans couleurs, mais des participations d’artistes et des couvertures pétaradantes.
Ces revues ont quel public me direz-vous ? Généralement les professionnels du monde du livre (écrivain·e s, éditeurs et éditrices, libraires) qui cherchent, fébriles, une voix nouvelle. En sus, évidemment les lecteurs amateurs de poésie et de création littéraire, mais c’est un public assez restreint. L’idée, donc, de faire un objet sobre, par conséquent moins coûteux, pour le diffuser plus largement, apparait comme une impasse.
Ici, chez Affixe , le positionnement donne un goût de trop peu, de logique freinée des deux fers.
L’objet est minimaliste, noir et blanc, deux agrafes et du papier au grammage faiblard avec une typo de traitement de texte. Soit, l’enjeu est donc le texte et rien que lui ; alors pourquoi ces photographies de mains, tirées d’archives vidéos, de mauvaise résolution, qui introduisent chaque texte ? Pour évoquer le manque que crée sans doute l’enjeu de la revue, l’affixe. Très bien. Pourquoi ne pas assumer cette déchirure jusqu’au bout et présenter un format bizarre, déchiré par exemple ? Ne mettre qu’une seule agrafe ? Bref, jouer absolument avec cette idée géniale. On peut aussi se dire : la revue part d’un terme linguistique, a priori sec, éloigné du créatif ; pourquoi ne pas jouer dessus et pousser le vice jusqu’au bout en imitant une revue scientifique, d’études littéraires par exemple (réputées pour leur mise en page immonde et austère). Il y avait matière à jouer, à tromper le lecteur.
Concernant le pari de la revue, là aussi on reste sur sa faim : on sent fort l’influence de la poésie sonore, des litanies, d’expérimentations répétitives à la frontière du langage comme la célébrissime Ursonate de Kurt Schwitters ou plus récemment le travail des excellents Charles Pennequin ou Tarkos1 . Passer après eux est une gageure, mais ce que ces géants disent, c’est qu’une simple litanie roborative ne suffit plus, l’indigestion ne crée rien, ne va pas au-delà. C’est trop facile.
L’affixe de ce numéro est le -ment, souvent en fin d’adverbe en français.
Devant Dysharmonie de Sephora Shebabo, La cause du doute de Maxime Patry, L’âge du comment d’Elie Petit, on s’ennuie vite : le texte est didactique et s’explique au lieu de s’écrire, tuant toute surprise potentielle. Le pire exemple est sans doute l’essai Qui dit vrai ment de Marie Barbuscia qui traite le thème de manière presque scolaire. Petite gueule de Lucille Bonato livre une poésie sensuelle et intelligente, toute tournée vers le vivant. À déguster de Sarah Seignobosc explore le rapport à la nourriture et la tristesse avec énergie, intelligence et piquant. Noah Truong propose dans Ta lettre un jeu espiègle sur un vieux format, entre télégramme et billet doux. Tugdual, dans Champ phénoménal , offre justement ce jeu convenu entre litanie écœurante et une opposition avec des bouts de textes plus sensibles, du vu et revu, et un contraste raté. Iris Kooyman dans m ã et non /ment/ , attaque enfin un peu ce pont linguistique avec légèreté et humour ; Au coin de son œil de Megan Veyrat offre un joli portrait enamouré plein de tendresse.
Toutes les prières de Dédé Anyoh est sans doute le texte le plus réussi de ce premier numéro : assumant avec force l’a priori lourdeur des adverbes, par un habile détour, le texte parvient à offrir l’inverse, à rendre aériens ces adverbes en -ment si honnis dans tous les cours d’écriture créative (coucou Stephen King).
Le début, en guise de mise en bouche:
Je voudrais qu’on le fasse doucement. Lentement. Pas poliment. pas gentiment.
Pas violemment. Pas vilainement. Pas vulgairement. Pas amèrement.
Sauvagement.
Je voudrais qu’on le fasse véritablement.
Authentiquement.[...]
Des textes inégaux, pour un premier numéro, c’est normal. On salue l’audace de ce projet, qui tente une voie riche, pleine de potentialités, avec un cadre bien moins étroit qu’on peut le penser au premier abord. On lui souhaite juste de pousser son pari dans ses derniers retranchements à l’avenir et de s’amuser bien plus avec, bon sang ! Ce potentiel laisse songeur…