critique &
création culturelle

Anima de Kapka Kassabova

Ce sont leurs âmes qu'on entend siffler dans les crevasses

Traduit de l’anglais en 2025, Anima : une pastorale sauvage est le récit que Kapka Kassabova fait de son expérience auprès des femmes et hommes qui vivent encore du pastoralisme dans les Balkans. En étant les témoins privilégiés de cette non-fiction hissée sur les montagnes bulgares, nous goûtons à la saveur douce-amère de ce que veut dire, aujourd’hui, faire perdurer une pratique au bord de l’extinction. L’herbe est peut-être plus verte là-haut, mais elle a le goût du tourment.

« Je ne sais pas… Est-ce que je suis perdu dans ma propre vie, ou est-ce que je rôde dans un monde où tout le monde est perdu ? »

C’est ce que Sashó demande à Kapka, alors que tous deux surveillent le troupeau de moutons de montagne. 600 bêtes, une dizaine de chiens karakachans et deux humain·es, hissés sur les hauts plateaux bulgares. Il est berger, elle est écrivaine. De là naît une œuvre qui raconte la lente agonie d’une pratique dont personne ne veut plus.

Proche de l’idée d’un terrain en anthropologie, Anima : une pastorale sauvage (2025) est le récit que Kapka Kassabova fait de son expérience auprès des femmes et hommes qui vivent encore du pastoralisme dans les Balkans. Kapka plonge toute entière dans le quotidien de ces personnes, tantôt héritières de pratiques familiales, tantôt ferventes défenseuses des animaux de montagne. Elle nous narre le chemin parcouru, celui de l’histoire du pastoralisme1 et celui qu’elle emprunte pour sa première expérience de transhumance. On apprend le durcissement des frontières au rythme des guerres, la sédentarisation forcée des peuples nomades ‒ dont les Karakachans2 ‒ et la perte des races indigènes au profit de races commerciales. On perçoit la volonté d’une poignée de personnes de faire vivre ce qui reste, même au prix de leur propre santé. On est témoin de la folle entreprise de Marina pour réhabiliter le loup, de l’alcoolisme inextricable des bergers, Sashó et Vasko, ou encore de la ténacité malsaine de Kámen pour maintenir l’exploitation à flot tout en préservant les races d’animaux indigènes.

« Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, il existait entre un demi et un million de ces ovins. En novembre 1957, des camions militaires barrèrent les routes et confisquèrent aux peuples migrateurs leurs animaux, ne laissant que trois moutons par famille. Les Karakachans furent littéralement arrachés à la route et forcés de se terrer. C’est ce qu’on appelle la sédentarisation, qui rime avec homogénéisation. »

Kapka Kassabova, d’origine bulgare, a vécu une partie de son adolescence en Nouvelle-Zélande où elle débute sa carrière d'auteure avec un recueil de poésie et un récit autobiographique. Ses œuvres reflètent son intérêt pour ce qui se passe aux frontières, et particulièrement en Bulgarie, comme dans ses romans Lisière : un voyage aux confins de l'Europe (2017), prix Nicolas-Bouvier au festival Étonnants Voyageurs 2020, et L’Écho du lac (2020), prix du meilleur livre étranger Sofitel 2021, catégorie non-fiction. On retrouve aussi chez elle une attention aux espaces marginaux, où des individus se mêlent à ce qui reste de nature encore sauvage, perpétuant un savoir oublié. C’est le cas dans Élixir : dans la vallée à la fin des temps (2024), qui part sur les traces des dernières personnes ayant connaissance des plantes médicinales présentes dans les montagnes bulgares.

« Les montages continuaient de se déployer telles les pages d’un livre feuilletées par la brise chaude, noircies de mots et de caractères que je ne parvenais pas à déchiffrer pour l’instant, même si mes yeux commençaient à faire la mise au point. »

L’auteure elle-même verse dans son œuvre une large dose de son individualité, de ses expériences et impressions personnelles. Publié aux éditions Marchialy, fondées en 2016, Anima est dans la droite ligne éditoriale de cette maison d’édition qui cherche à publier des histoires vraies portées par une exigence littéraire. On retrouve dans leur catalogue des romans d’aventure qui flitrent avec le reportage journalistique. Et c’est cette dimension de non-fiction qui rend Anima difficile à parcourir. Car ce n’est ni un documentaire ni un roman larmoyant, mais le savant mélange des douleurs et des bonheurs bien réels de Kámen, Marina, Sashó et de toutes ces âmes animales sans qui rien de ceci n’aurait lieu.

« Il y a ici quelque chose d’épuisant, voire d’impérieux. Les difficultés sans fin, les voies impénétrables de Kámen, la route cahoteuse à vous détraquer le cerveau, le paysage préhistorique imprégné d’Histoire, l’immensité des montagnes, la passion qui avait catalysé ce renouveau du mouvement pour le lien animal-humain, la lutte qui avait suivi et s’était poursuivie sans relâche : tout en ces lieux était âpre et chargé de sens. »

Nous qui lisons une tranche de leur quotidien depuis le confort de nos vallées industrialisées, nous ne pouvons ignorer le fait que leur histoire ne se clôture pas une fois le récit achevé. Au contraire, elle continue à suivre le rythme des saisons, là-haut, dans les montagnes bulgares. Il y a sur ces hauteurs une rage de survivre que nous avons enterrée dans notre monde d’en-bas, celui-là même qui grignote tous les jours un peu plus le monde d’en-haut, à coup d'autoroutes ou de pâturages à bovins subventionnés. À celles et ceux qui rêvent de tout quitter pour rejoindre cette vie où humain·es et animaux vivent avec facilité, détrompez-vous. C’est une image tronquée. Romantisée. Rien de tout cela n’existe vraiment, hormis dans nos imaginaires pré-fabriqués. La nature n’a pas de sentiments ou de morale. Les chiens mordent et mangent les cadavres des moutons. Là-haut, la nature est comme au premier jour : rude, froide et terriblement belle. Pourtant, certain·es préfèrent cette vie-là à celle qui pullule au pied des montages.

« Le monde d’en bas est en pleine paralysie. Il est persuadé d’aller de l’avant, il donne l’impression d’aller à reculons, mais en réalité il ne bouge pas du tout. Notre civilisation est un Léviathan qui s’effondre. »

C’est un récit auquel je repense avec difficulté et qui me met mal à l’aise. Car je partage le dégoût des personnages pour nos vallées bétonnées, et pourtant il y a trop de douleurs sur ces pics rocheux. Kapka Kassabova a su m’emmener là-bas et me transmettre toute la complexité de ces lieux grâce à une écriture poétique tout en douceur, malgré le sujet abordé. Il y a de quoi se perdre entre ses pages et se faire dévorer tout entier. Et je me demande : quelles sont ces autres pratiques et espèces qui s’éteignent, étouffées dans la cacophonie de nos quotidiens ?

Même rédacteur·ice :

Anima, une pastorale sauvage

de Kapka Kassabova
Traduit de l’anglais par Morgane Saysana
Marchialy, 2025
537 pages

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