Au cœur des contours brouillés
Pour les 7m 2 du Point Culture à Louvain-la-Neuve, Camille Seilles invite le spectateur à questionner son rapport à ses liens familiaux en déplaçant les nombreux clichés de la photographe afin de créer ses propres compositions. À découvrir en galerie !
Originaire de France, Camille Seilles a étudié à l'école de l'ESA le 75, École Supérieur des Arts de l’Image à Bruxelles. Ce bachelier en photographie, axé sur la dimension documentaire de la photo, lui permet de dépasser l’importance de l’esthétique afin d'ancrer son travail dans la sphère citoyenne. Ses projets se recoupent généralement autour d'un même thème : celui de la famille. Une manière pour elle d’aborder des sujets sociaux à travers le prisme des relations intimes.
Avec Family of Mind , tu proposes au spectateur de juxtaposer plusieurs de tes photos et d’y joindre un extrait de texte. D’où viennent ces citations ?
Tous les extraits sont tirés de faits réels : ce sont des témoignages de proches ou parfois juste de personnes rencontrées dans la rue. J’ai remarqué que j'étais un peu obsédée par la notion de famille : quand je discute avec des gens, je constate qu'énormément de choses dans leur vie découlent de leurs relations familiales initiales. Souvent, lors de mes échanges, il y a des anecdotes qui sortent naturellement. Dans ce que tu as vu, il y a certaines anecdotes que j’ai reformulées car je n’avais pas les extraits avec leurs mots à eux. J’ai tenté d'y ajouter un peu de poésie pour prendre du recul sur ces histoires qui ne sont pas les miennes. Pour le reste, ce sont des extraits de témoignages audio.
Ces extraits parlent souvent de la distance : le père absent, en prison, les familles séparées… Peux-tu m’en dire un peu plus sur ce rapport entre la famille et l’éloignement ?
Pour moi, il est important de protéger les liens familiaux. Le système qui régit notre société crée des situations d'éloignement. À terme, cela impacte les relations intimes et peut également influer sur la construction d’un enfant.
Le projet des personnes en détention est encore en cours. Je n’habite pas loin de la prison de Saint-Gilles. On peut régulièrement y voir des personnes qui attendent devant les portes pour leurs heures de visite. Je suis allée à leur rencontre pour qu’ils me racontent comment la détention d’un de leurs proches a pu les impacter. Ce qui en ressort, c’est que la prison brise les liens : le détenu n’est pas le seul à souffrir, les proches aussi subissent la peine. Étant déjà en lutte quotidienne dans leurs relations, les visiteurs que j'ai pu rencontrer n’ont pas forcément l’énergie, l’envie, ni les moyens de lutter. Ce que ça soulève, c’est que ce système sépare des familles et cause parfois des dommages très lourds qu'il est difficile de réparer.
Avec l’aide de la CAAP (Concertation des ASBL Actives en Prison), on a pu organiser un affichage des témoignages et des photos anonymes que j'ai recueillis devant la prison. On les a remis devant la prison, sur les murs devant lesquels les familles attendent le moment des visites.
L'endroit où l'on donne à voir un travail photographique, là où l’on l'expose, peut donner tout son sens au message. Dans l’idéal, j’aimerais sortir de l’idée de galerie et amener les choses au plus près des gens. On associe l’art à l’idée précieuse des galeries ou des musées, car c’est là où est le marché, c’est là où se trouve l’argent. Ce n’est pas à ce public que j’ai envie de parler, en tout cas pas de cette manière-là.
C’est pour cela que tu as proposé un moyen de composer soi-même avec Family of Mind ?
C'est une façon de faire de l’intime quelque chose de l'ordre du commun. On a tous des rapports familiaux et des liens charnels. Après, c'est sûrement mon sujet le plus personnel : c'est un peu ma façon à moi de percevoir les choses et de créer des liens familiaux. Je partage ici avec les spectateurs la famille que je me suis construite.
Dans Family of Mind , les corps sont fort présents : les mains qui se touchent, des personnes qui s’enlacent, des dos dénudés et même parfois des cicatrices. Tes extraits, eux, parlent d’éloignement. Pourrais-tu m’en dire un peu plus là-dessus ?
Si tu subis l’éloignement, c’est qu’avant, il y avait un contact. Pour montrer le manque, il faut montrer ce qu'il y avait avant ce manque. Après, j’ai aussi voulu faire ressortir un côté animal dans mes prises de vue, montrer ma vision des désirs intimes, que ce soit dans la représentation de la parentalité, de l'enfance ou encore de la sexualité. Cela touche à toutes ces choses que notre corps peut parfois réclamer et qu'il est impossible de rationaliser.
Le titre, Family of Mind : Généalogie anarchique d’une lignée de Sapiens adoptés, m'a interpellée, surtout les termes « anarchique » et « adoptés ». Comment es-tu arrivée à cela ?
Le titre « Family of Mind » est un jeu de mot faisant référence à l’exposition photographique The Family of Man , qui a été organisée dans les années 50. C’est une exposition qui est très souvent étudiée en photographie. Elle se compose de différents chapitres tels que la naissance, le travail, l'éducation… L'idée était de représenter l'expérience universelle des hommes, c'est une sorte de manifeste humaniste. À mes yeux, c’est un peu trop simplifier les choses, car les contextes de vie ne sont jamais les mêmes pour tous. Ici, j'ai créé une famille où les liens se font par le besoin : le besoin de se nourrir, de faire l'amour, de dormir... Je donne à partager les images de ma famille comme je la pense, je permets aux autres de s'y projeter et de s'y reconnaître.
Pour le sous-titre de l’exposition ( Généalogie anarchique d’une lignée de Sapiens adoptés ), je me suis juste amusée à contrarier les mots. L'idée était de montrer comment les grands mots associés à l'idée de famille pouvaient facilement être déstabilisés. C’est pour cela que j’ai mis « adopté » après « lignée », par exemple. On peut se créer sa propre famille sans forcément faire appel aux liens du sang. Finalement, cette phrase est un peu une blague, dans le sens où elle incarne une volonté de casser ces grands mots censés être à la base de notre société dans laquelle on sacralise l'hérédité génétique. Pour moi, la société nous a montré des modèles de ce que doit être une « belle et bonne famille ». Pourtant, il existe autant de configurations possibles qu'il y a d'individus sur terre.
Pourquoi as-tu décidé de faire ces photos en argentique noir et blanc ?
Dans la pratique, la photographie argentique n'a rien à voir avec la photographie numérique. Pour moi, ce n'est pas du tout la même approche, ni la même manière d'interagir avec les gens. Avec le numérique, je suis trop tentée de voir mes images directement, je mitraille plus et je suis moins dans ce que je vis. Avec l'argentique, je parviens plus à oublier l'appareil et à le faire oublier. Je suis plus focalisée sur ce que je suis en train d'apprendre du moment. Les images, je ne les redécouvre que des jours plus tard. L’expérience devient autre chose : ça donne une autre lecture au moment qui a été photographié.
La photo, c'est un peu mon excuse pour rencontrer des gens. C'est aussi une façon de vivre quinze vies en une et de pouvoir découvrir de nouveaux points de vue qui me font sortir de ma zone de confort.