J.M.G. Le Clézio, prix Nobel engagé, continue de porter la voix des indésirables du monde. Dans le recueil de huit nouvelles Avers , paru le 2 février aux éditions Gallimard, il raconte les ravages de l’exil et la puissance de l’espoir. Un récit poétique et humaniste qui invite à se révolter contre l’injustice et la destruction.
Il y a la jeune Maureez, orpheline malgache qui refuse les coups de sa marâtre et les viols répétés de son ivrogne de beau-père. Il y a les petits rats de Nogales qui rampent par les égouts vers l’Amérique des possibles. Il y a Chuche et son petit frère qui se sauvent des cahots de la Migra et des camps d’enfants esclaves. Il y a Yoni qui détale dans la forêt du Darién, emportant avec lui les derniers souvenirs de son peuple autochtone.
Ils sont une centaine de millions à partager la même histoire terrible d’arrachement. Une marée d’enfants exilés qui fuient la guerre, la violence, l’esclavage et les viols. Ils vivent dans la pauvreté embarrassante des villes ou dans le désert stérile des campagnes. Ils viennent de Madagascar, de Porto Rico, du Mexique, du Maroc, de l’ile Maurice, de Colombie, de Panama et du Liban. Tous suivent le même chemin miséreux et harassant de l’exil, sur la route de mort du Sud au Nord.
Ils sont dans la rue presque tout le temps, ils ont pour horizon ces places, les lignes des immeubles, les couloirs du métro. Ils sont comme moi, lancés au hasard, à la recherche d’un miracle, à la recherche d’un être humain qui les écoute et les fasse vivre. Ils rebondissent de mur en mur, de regard en regard. Peut-être que je ne les reverrai plus, ils sont si fragiles. Ils dorment dans les gares, dans les hangars. Ils frôlent la mort, mais ça les fait rire. — Fantômes dans la rue, TO 15
Mais où puisent-ils une telle force de survie ? Pour oublier le froid, la fièvre et le bruit des bombes, certains se cramponnent aux reliques d’une enfance innocente trop tôt révolue. Ils récitent les fables de leurs peuples, fredonnent les berceuses de leurs mères et inventent des langues inconnues pour rejoindre leurs frères et sœurs disparus.
D’autres, sûrement à court de souvenirs heureux, se raccrochent aux dernières lueurs de bonté d’un monde en ruine : l’abris d’un vieux pêcheur, le pain rassis d’une grand-mère, une plaque de fer troquée sur le marché, la douce rumeur de la mer, une paire de bottines dérobées à un corps raide.
Plus encore que le besoin de chaleur ou de graille, ces enfants cheminant semblent transportés par la même rage de vivre une autre vie. Un espoir viscéral de justice, d’aventure, de liberté et de paix, une soif de vie chevillée au corps qui sèche les larmes et endurcit les âmes.
Mais ces espérances sont vaines car personne, ou si peu, n’échappe à son destin. À la fin, les mémoires s’effacent, les comptines se déforment, les chaussures se trouent, la forêt s’embrase et les mains tendues se lassent…
Ils ne savaient plus. Ils ne se souvenaient plus de ce que c’était, avant. Ils ne savaient plus comment ils étaient nés. Peut-être que, quand ils étaient nés, les soldats étaient déjà partout autour d’eux, dans les villes, dans les montagnes, dans la mer et dans le ciel. Peut-être qu’ils étaient nés au milieu des explosions des bombes, dans une cave obscure, et qu’ils avaient vu comme première lumière la flamme vacillante des incendies, et qu’ils avaient entendu d’abord les cris de peur et de détresse, les sirènes qui appelaient dans la nuit. — Hanné
Pourtant, malgré l’échec cuisant, malgré l’évidence de l’illusion, les enfants exilés poursuivent leur route, portant sur leur dos trop jeune le poids toujours plus lourd de la misère du monde. L’exil n’est pas une trajectoire, c’est une condamnation.
Elle marche, elle court et puis elle marche, toujours la main de Juanico dans la sienne. Ils s’échappent. Ils passent les routes, les ponts, les rivières. Ils traversent les frontières. — Chemin lumineux
J.M.G. Le Clézio décrit d’une plume ethnographique, mélange fidèle d’infamie et de poétique, l’avers du monde, sa deuxième réalité funeste. « Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. Le sort que je réserve à mes personnages n’est guère enviable, parce que ce sont des indésirables, et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive », professe l’écrivain franco-mauricien en quatrième de couverture.
À nous lecteurs du nord, peuplade de l’envers désirable du monde, de se révolter contre cette injustice dont nous sommes trop souvent à l’origine…
Est-ce que pour vous, nous les Africains, nous sommes invisibles ? Et j’ai pensé que c’était vrai, pour les gens de cette ville les étrangers sont pareils à des tâches de couleur qui glissent sur le paysage gris, des tâches qui passent, qui vont et viennent, et qui un jour disparaissent. — Fantômes dans la rue, B 12
Peut-être qu’un jour cela s’arrêtera. Peut-être qu’un jour les êtres humains deviendront complètement, magnifiquement visibles. Renault, Aminata, la jeune fille aux cheveux noirs. La petite voleuse au visage cuit, la dame employée de bureau, la fille aux yeux pâles qui a perdu son bébé, le pickpocket qui voyage de rame en rame. Peut-être qu’un jour l’amour sera partout, recouvrira chaque instant de la vie d’une poudre de diamant. Peut-être qu’il n’y aura plus de solitude. — Fantômes dans la rue, BAB 19