critique &
création culturelle

Big Universe de Florence Mary

Souriez, vous êtes filmés

Un système de surveillance total : des caméras omniprésentes dans les lieux publics, au sein des foyers, jusque dans votre salle de bain et votre propre lit. Son nom ? Big Universe. Son slogan? « Nous vous voyons ». La référence à 1984 est explicite. C’est en effet une histoire à la saveur orwellienne, enrobée d’une sauce à la Black Mirror et saupoudrée de quelques pincées atwoodiennes, que l’autrice et programmeuse informatique belge Florence Mary a concoctée pour son lectorat.

Le roman Big Universe, publié aux éditions La lucarne indécente, retrace le glissement progressif du monde vers ce régime autoritaire : utilisation du climat d’insécurité et de violence pour justifier les premières mesures, avant de s’affairer méthodiquement à éliminer les derniers pans d’intimité de tout un chacun. Vous vous y opposez ; vous tentez de résister ? Vous me semblez suspect... Auriez-vous donc quelque chose à cacher ?

Résultat final : une disparition drastique de la criminalité grâce à la suppression du concept de vie privée. Chaque individu s’est ainsi vu attribuer un numéro de chaîne télévisée, où est diffusé en direct, en continu et en libre accès, le moindre de ses mouvements. Les chaînes au taux d’audience le plus élevé au cours des dernières 24 heures ont l’honneur de figurer dans le « Top 100 du jour », diffusé chaque soir et suivi religieusement par l’ensemble de la population. Ce qui était présenté au départ comme des mesures de sécurité ne sert bientôt plus qu’au divertissement. En 2135, la majorité du peuple est prête à tout pour accomplir son rêve ultime, qui consiste à atteindre la célébrité en entrant dans le Top 100. Au milieu des Montreurs (personnes dévoilant et sexualisant leur corps de manière extrême), des Allumeurs (personnes cachant leurs corps pour attiser une intense curiosité érotique) et des Fragiles (personnes se lamentant à outrance) qui pullulent pour attirer le public à coups de scénarisation de leurs quotidiens, la protagoniste Jillian, quant à elle, s’est arrangée pour mener une existence aussi insipide que possible. Tenues ternes et informes, absence de vie sociale et de loisirs, célibat et abstinence sexuelle. Elle évite même de s’abandonner trop longtemps au sommeil, sachant que dormir implique nécessairement un relâchement de sa vigilance, et donc un risque de s’exposer malgré elle aux yeux avides de ses concitoyens.

Mais le contrôle est toujours une illusion. Jillian l’apprend à ses dépens lorsque, en dépit de tous ses efforts, elle se voit propulsée dans le Top 100, puis mêlée à la récente affaire (réelle ? scénarisée ?) des assassinats en série visant les stars du Top.

« Je n’ai pas envie d’allumer l’AIscreen ce soir. Pourtant, avant même que je m’en rende compte, je me retrouve assise sur mon canapé, les yeux rivés sur le Top. »

Au fil de ce thriller dystopique, la question principale véhiculée par le roman a le mérite d’être claire, percutante et d’une actualité préoccupante. Que se passe-t-il quand une population est gavée de reality show grotesque au point de complètement perdre sa capacité à démêler le vrai du faux ? Une dictature de l’image peut-elle supprimer l’instinct de survie de base, qui consiste à identifier des dangers réels ?

À ma première lecture, l’écriture de l’autrice m’a semblé pécher des excès qu’elle vise pourtant à critiquer. Alors qu’elle souligne le manque de « diversité de vocabulaire » et la bêtise ambiante au sein du peuple de Big Universe, sa propre plume m’a souvent paru bien trop sommaire et simpliste, avec une agaçante tendance à la sur-explicitation, comme pour s’assurer de ne jamais risquer de perdre son lectorat.

En outre, le portrait psychologique et relationnel des personnages manque parfois cruellement de réalisme et de profondeur, à l’image des scénarisations des chaînes télévisées de Big Universe. Ainsi, cette société aurait-t-elle dénaturé les êtres humains à tel point qu’une femme lambda quasiment tuée, uniquement épargnée à condition de rejoindre son agresseur pour éliminer des victimes à son tour, retrouve rapidement goût à la vie grâce à ses meurtres forcés et finisse délibérément dans les bras de son bourreau (qui a, entre autres, assassiné le collègue qu’elle protégeait et pour lequel elle a été emprisonnée), heureuse de ce happy ending romantique ?

Après réflexion, à l’image des téléspectateurs de Big Universe face à leur divertissement, j’ignore si ces différents malaises que j’ai ressentis étaient voulus par l’autrice ou non. D’autres interrogations continuent également à m’interpeller. Pense-t-elle réellement que la violence du système puisse être solutionnée par la violence de quelques dissidents ? Et comment interpréter la toute dernière phrase du roman, lorsque le rebelle principal, bien qu’il s’adonne à rendre au monde son intimité, sa liberté et son esprit critique, répète et s’approprie le slogan de Big Universe ?

Je garderai de cette lecture un message-clé qui est quant à lui limpide et répété tout au long de l’œuvre : la liberté commence par la possibilité d’imaginer qu’elle existe. Le pire emprisonnement est celui de l’esprit, quand l’enfermement est tellement normalisé et intégré qu’il en devient impossible de songer que la situation pourrait être différente. Ne pas consommer aveuglément le contenu que l’on vous sert est un premier pas vers l’affranchissement.

« Big Universe ne fonctionne que parce que le peuple fait ce que Big Universe veut qu’il fasse. »

Même rédacteur·ice :

Big Universe

de Florence Mary
La lucarne indécente, 2024
282 pages

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