Ce lait
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Mektoub, my Love. Canto unod’Abdellatif Kechiche, festin de formes, de couleurs et de sons.
Après en avoir discuté à tort et à travers, vient le temps de le regarder. De confronter l’opinion aux images, l’a priori aux mirages… On lui reproche d’emblée sa complaisance, d’être devenu systématique, d’avoir perdu sa pugnacité des débuts : de ne plus être à la hauteur de nos fantasmes. On le soupçonne de tourner des clips plus ou moins pornographiques, faisant de nous de vulgaires voyeurs, des petits cochons. Qui, du spectateur ou de l’auteur, est le plus conformiste ? L’âge aidant, l’esprit s’encroûte, s’installe : on se voulait critique, on pontifie ridiculement. On se répète, on s’écoute parler ou ne rien dire, et c’est la même chose. C’est pas le printemps, c’est la déprime. Ce qu’on attend d’un film, alors, c’est qu’il nous délivre, rien de moins, qu’il nous envoie balader. Qu’il nous décale, nous atteigne là où il faut. Qu’il nous prenne et nous secoue comme un prunier. Tout le monde nous a juré qu’il fallait y aller, que ça valait vraiment le coup. Que c’était beau, et fort, etc. D’où la méfiance – en fait, comme d’habitude, un obscur penchant de distinction mal digéré. Puisqu’on y va, de toute manière, au ciné ! Pourquoi jouer les nostalgiques ? La Faute à Voltaire ; l’Esquive ; la Graine et le Mulet ; la Vie d’Adèle. Ah, c’était le bon temps ! On s’imagine pouvoir établir d’ineffables nuances, on défend en fanatique d’absurdes variations, comme s’il en allait de notre intégrité personnelle. Pauvres de nous ! Dans cette obsession à découvrir des moments de bascule ponctuant la continuité d’un itinéraire cinématographique, à fustiger des trahisons, des fautes, c’est notre propre angoisse de ne pas avoir trouvé qui s’étale sans honte… Plus de chevauchée, plus de rodéo ? Kechiche enchaîne calmement les chefs-d’œuvre. Ou, en tout cas, ce n’est plus son problème de savoir s’ils en sont : il bosse ! Dieu donne à chacun une mission, proclame une bande-annonce : pour les cow-boys, c’est chevaucher. Et pour le cinéphile ? Regarder, admirer : se laisser bercer par l’histoire, la musique, les mouvements des corps qui défilent sur l’écran. D’entrer dans la ronde miroitante où la lumière danse, pendant que dehors il pleut. Voici le problème : nous vivons dans une société de taupes qui se prennent pour des vers luisants, ou des lucioles, c’est selon. Donc, creusons notre trou, avec un bic, par exemple, et tâchons de saisir en critique ce dont il s’agit : Mektoub, my Love. Canto uno. Mais avant tout encore un mot, je n’ai pas lu la Blessure, la vraie de François Bégaudeau dont le film est une adaptation, et ce qui va suivre n’est qu’une tentative d’exorcisme…
Destin, mon amour. Chant un. Amin (Shaïn Boumedin) est de retour à Sète après deux ans de médecine à Paris. Il ne pense plus être fait pour ça, ne souhaite plus y consacrer ses meilleurs années. Et puis, il y a le cinéma qui l’attire, la photo… Il écrit des scénarios, il attend des réponses, dans un état confinant au vertige qu’on ne peut qu’imaginer. Car pour l’instant il roule à bicyclette au début des années ‘90, son sourire nous éblouit. Il va vers Ophélie (Ophélie Bau). Le film commence. Elle est nue, dans la maison de sa tante hospitalisée pour une cirrhose incurable, Tony (Salim Kechiouche) est en train de la prendre par derrière, elle gémit, lui également. Amin observe la scène par la fenêtre entrouverte, nous aussi. Il sonnera plus tard. Tony, le cousin d’Amin, quittera les lieux par la porte de derrière pour poursuivre ses livraisons de couscous en scooter. Amin entre dans la maison, Ophélie le regarde, les jambes tremblantes, elle a juste eu le temps d’enfiler un mini-short en jeans et un demi t shirt rouge, lui propose une bière, un truc à manger, pour se donner contenance : il a changé, il est presque beau. Elle ne devait pas se marier avec Clément ? Si, mais il est sur le porte-avions Charles-de-Gaulle , dans le Golfe, c’est la guerre, là-bas… Ils ne savent pas quoi se dire, ils ne disent rien, ou presque. Le film ne cessera de vérifier ce trouble durant les trois heures à venir : les mots sont là pour taire ce que les corps clament. Entendez-vous ce cri ? En a-t-il jamais été autrement ? Kechiche est un classique. C’est un film sur la vérité du désir, sur le désir de la vérité, une tragédie, une fable.
« J’aime la vérité, comme un ivrogne, comme un amant, comme un traître » dit le Galilée de Brecht. Ce démon qui nous possède, qui réclame des sacrifices, cette aspiration insatiable à dévoiler les apparences, à franchir les interdits pour voir, comprendre, expérimenter. Étrange appel, curieuse gourmandise ! Kechiche a toujours été un prophète : plus voyant que voyeur, il s’adresse à l’inconscient, ses images sont des symboles, des signes, des clés – et leur dérision à la fois – c’est aussi un voyou, naturellement. Le regard est retranché, dans le noir, il guette depuis l’autre rive où personne ne peut le suivre, hors la loi, sauvage. Un prophète moderne. Rappelons-nous nos chères humanités :
Toutes les beautés contiennent quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, – d’absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt, elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté. – Baudelaire
Le spectateur ne sait plus où donner de la tête devant ce festin de formes, de couleurs, de sons : faut-il mourir de rire pour échapper au nihilisme ? Ou bien chercher par où s’infiltre l’amour dans cette boucherie sans fin ? Les mots sont creux, les échanges sonnent faux, et pourtant, pourtant, regardez-les, écoutez-les ! Baudelaire prenait le contre-pied de la beauté classique. Kechiche fait-il autre chose ? Il développe. Il enveloppe. Il envoie du lourd. C’est Bashung à la ferme pendant la traite ; c’est Bach à l’heure crépusculaire de la naissance d’un agneau photographié par Amin. Cela dit en passant : l’innocence prend d’étranges, de curieux détours en cette période de Pâques. C’est ensuite cette façon d’assumer l’arbitraire d’un montage féroce qui ne voile pas ses opérations : des bondissements, des sauts. C’est bien sûr l’étouffement dans la joie parmi les siens ! Familles, amis, amants, les autres nous bouffent ? Partageons tout, même ce que l’on n’a pas, après, avec un peu de chance, on pigera ce dont il était question. Ce sont enfin les hommes absents, lâches, soumis à leurs appétits ; les femmes belles, cruelles et libres. Pourquoi ? De quoi ? Peut-être d’enfin tuer les dieux, tous autant qu’ils sont, de vivre au grand air : la plage, la mer, les spaghettis. Elles ont conquis le droit de se défoncer jusqu’à plus soif, de foutre le feu en boîte, de se marier, de changer d’avis, ou d’assumer leur célibat, de s’ennuyer à mort… C’est accompagner sa propre solitude telle un terre promise inatteignable, à explorer, à perdre enfin. N’y aurait-il qu’à redevenir vierge pour conjurer le sort ? Ô bergère, ô voie lactée, une fois dans la merde, ne reste décidément plus qu’à chanter !