critique &
création culturelle

Cendrillon, version Joël Pommerat

La très jeune fille en deuil

Photo de Cici Olsson

À travers sa pièce Cendrillon, Joël Pommerat nous invite depuis 2011 à redécouvrir ce conte ancestral au théâtre. Le spectacle aborde des sujets difficiles tels que le deuil, de manière sombre mais optimiste, agrémentée d’une touche d’humour noir.

Si votre enfance a été bercée comme la mienne par les classiques de Walt Disney, Cendrillon vous évoque sans doute le prince charmant, une pantoufle de verre, des souris chantantes, le bonheur jusqu’à la fin des temps, des paillettes et tout le tralala. Rien de tout celà dans l’adaptation théâtrale renommée de ce conte par Joël Pommerat qui soulève plutôt des thématiques telles que le deuil, la culpabilité, l’exclusion, les abus psychologiques intra-familiaux, le narcissisme et enfin le premier amour ainsi que l’acceptation. Ça y est j’ai votre attention ? Parfait.

Dans l’histoire que je vais raconter, les mots ont failli avoir des conséquences catastrophiques sur la vie d’une très jeune fille. Les mots sont très utiles, mais ils peuvent être aussi très dangereux. Surtout si on les comprend de travers. Certains mots ont plusieurs sens. D’autres mots se ressemblent tellement qu’on peut les confondre. C’est pas si simple de parler et pas si simple d’écouter.

Il était une fois, une très jeune fille du nom de Sandra. À la mort de sa mère, la très jeune fille se persuade qu’elle ne doit surtout pas cesser de penser à la défunte plus de cinq minutes, au risque de la faire disparaître à jamais. Après un certain temps, son père se remarie à une femme vaniteuse vivant avec ses deux enquiquineuses de filles dans une grande maison de verre. Incapable de s’en empêcher, Sandra ne cesse d’évoquer sa mère comme dans une litanie teintée d’angoisse, face à sa marâtre cramoisie de rage. Celle-ci, de prime abord douce et aimable, se montre en réalité narcissique, abusive et manipulatrice.

Une invitation leur parvient un jour du palais : toute la famille est conviée à l’anniversaire du très jeune prince. Sandra ne souhaite pas y aller au risque de se laisser distraire et de ne pas penser suffisamment à sa mère. Seulement, c’est sans compter l’apparition d’une marraine la bonne fée plutôt… abracadabrante, voire grotesque. Celle-ci encourage Sandra à se rendre à la fête où elle tombe nez à nez avec le très jeune prince. Cette rencontre leur permet à tous les deux d’apaiser un deuil douloureux. À partir de ce moment-là, Sandra s’ouvre à nouveau aux autres et à la vie.

Photo de Cici Olsson

Les contes nous confrontent à des émotions humaines et compliquées telles que le deuil, la peur, la culpabilité ou la jalousie. On en tire généralement une morale, un enseignement et de l’espoir. Ce spectacle s’inscrit me semble-t-il dans une optique similaire mais est épuré de tout enchantement naïf. Il offre une revisite plus moderne du conte de Cendrillon, tout en conservant de manière étonnante et originale plusieurs de ses éléments clés, ainsi qu’une fin heureuse.

En effet, le centre de l’histoire n’est pas la poursuite de l’Amour Véritable permettant d’atteindre le Bonheur Ultime, mais plutôt le chemin escarpé parcouru par une jeune enfant en deuil et les rencontres qui l’aideront à surmonter cette épreuve.

Par ailleurs, Sandra est une héroïne imparfaite, anxieuse, parfois franchement agaçante, et extrêmement cruelle envers elle-même. Dès qu’elle oublie de penser à sa mère pendant plus de cinq minutes, la culpabilité l’envahit et l’envie de se punir en conséquence. C’est ainsi qu’elle en vient à accepter les mauvais traitements de sa belle-mère qui lui confie par exemple les tâches ménagères les plus ingrates.

LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille) : Et toi tu ramasseras les oiseaux morts qui s’écrasent contre les vitres dans le jardin et qui s’entassent par terre.

LA TRÈS JEUNE FILLE (satisfaite) : Très bien, ça c’est bien, je vais aimer faire ça ramasser les cadavres d’oiseaux, ça va me faire du bien de ramasser des oiseaux morts, avec mes mains. (Un petit temps.) Ma mère, elle aimait bien les oiseaux.

C’est ce que Joël Pommerat explique dans une interview accordée à TV78 : « Le vrai sujet pour moi de cette pièce c’était la mort. Et c’était finalement aussi pour moi une sorte d’explication possible du comportement de cette jeune fille qui est dans l’acceptation complète − qu’on appelle de la gentillesse − de la maltraitance des autres. Et j’ai cru percevoir qu’en fait cette gentillesse, cette acceptation, c’était comme quelque chose de l’ordre d’un masochisme on pourrait l’appeler, c'est-à-dire quelque chose qui cherche à se punir soi-même et qui se sert des autres pour se faire du mal. »

La scénographie est quant à elle très sobre mais efficace : avec très peu, le spectateur sait parfaitement se situer dans une ambiance sombre et intimiste, tout en permettant à son imagination de combler les manques. Selon moi, la place laissée à l’imaginaire fait entièrement partie de la beauté d’une œuvre théâtrale.

Le sujet est certes dramatique, mais nous sommes tout de même invités à rire tout au long de la pièce. Le soir de la représentation, j’ai été même assez choquée de constater l’amusement du public lorsque la belle-mère de Sandra se persuade qu’elle vit une grande histoire d’amour avec le très jeune prince qui n’est encore qu’un enfant.

Photo de Cici Olsson

Enfin, les transitions et changement de costumes/décors entre les scènes semblent très rapides ce qui m’a impressionnée d’autant plus que certain·es comédien·nes jouent plusieurs rôles et doivent se glisser dans la peau d’un nouveau personnage en un temps record. Malgré cet exploit, le jeu d’acteurs me semblait manquer un peu d'authenticité par moments, ce qui ne m’a tout de même pas empêchée d’éprouver de l’empathie, de l’attachement, ou de l’aversion envers les différents personnages de la pièce.

Joël Pommerat est donc parvenu à revisiter un conte célèbre en y apportant sa propre vision originale afin de nous emporter dans un tout autre univers décoiffant. Mais est-ce que la très jeune fille et le très jeune prince filèrent le parfait amour jusqu’à la fin des temps ? Je vous invite à le découvrir par vous-même lors d’une prochaine représentation ou en lisant le texte de la pièce édité chez Actes Sud-Papiers.

Même rédacteur·ice :

Cendrillon

Une création de Joël Pommerat (2011)

Avec Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Léa Millet et Damien Ricau, Julien Desmet et la voix de Marcella Carrara

Création musicale de Antonin Leymarie

Scénographie et lumière de Éric Soyer

Costumes d'Isabelle Deffin

Production de la Compagnie Louis Brouillard

En coproduction (reprise 2022) avec le Théâtre de la Porte Saint-Martin, La Comète, la Scène nationale de Châlons-en-Champagne, La Coursive, et la Scène nationale de La Rochelle

En collaboration avec le Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Vu au Théâtre de Namur le 16 décembre 2023

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