Chance
Des hommes qu’on traite pire que des chiens
Est-ce parce qu’ils sont nés en Israël dans les années 70, qu’ils vivent maintenant à Bruxelles, qu’Effi Weiss et Amir Borenstein nous font connaître l’exil comme si c’était le juste pays du cinéma ? Retour sur l'avant-première de Chance , le 22 septembre à Bozar.
qui m'écoute chanter me garde de mourir
Odilon-Jean Périer
Dans chance , il y a chant.
Il y a quatre hommes dans une remorque de camion.
Il y a l’attente, le piège, l’enfermement.
Dans chance , il y a tout quitter, partir, s’échapper.
Il y a ces êtres réunis le temps de traverser.
C’est une petite pièce, toute petite, où l’on parle bas.
Où l’on risque d’étouffer ou de se faire pincer.
Une petite pièce, une boîte noire, où se joue le drame des sans-papiers.
Ils ont fui le Soudan, rêvent d’Angleterre en passant par la Belgique.
Dans cette chance à saisir, s’affirme un contre-chant.
Un film, une quasi-fiction, un presque-documentaire pour dire l’insupportable, l’indigne.
Pour dénoncer ce qui ne peut plus durer.
Des hommes qu’on traite pire que des chiens.
L’Europe et sa forteresse de détresses, son cimetière1 marin entre la Libye et nous, et les sans-abris qui hantent nos parcs, nos gares, une fois arrivés dedans.
L’Europe, la sécurité, le havre de paix ? Ou l’Europe, cette illusion morbide, la police et ses traques, les camps à ciel ouvert, les centres-fermés, le travail qu’on exploite et le racisme de nos institutions ?
L’Europe à bout de souffle, l’Europe, l’asphyxie.
Dans chance , il y a la parole qui se libère faute d’un lieu où s’évader, où se reposer enfin.
Un lieu tranquille, avec une chambre et un toit au-dessus de soi, pour dormir.
La chance, comme une philosophie concrète, sensible, drôle à crever : celle de la débrouille, point.
Cette attente qui se transforme en inquiétude car le camion s’est arrêté depuis trop longtemps, qu’il semble ne jamais redémarrer, qu’il a la figure du destin, que l’improvisation y règne en maître.
Mais, comme un cinquième homme qui regarde sans commentaire, une caméra est là, avec son objectif pour témoigner, pour ne pas oublier.
À mi-chemin entre docu' et fiction, CHANCE est une expérience d'immersion.
Cela débute comme dans un film d'action et puis cela s'arrête, tourne en rond, piétine.
Comment pourrait-il en être autrement ? Le dispositif cinématographique a-t-il vocation d'offrir des solutions imaginaires à notre impuissance politique ?
L'esthétique a-t-elle pour fonction de creuser un tunnel onirique là où l'emprisonnement n'est pas une métaphore que l'on file, mais un risque que l'on prend ?
Quand la condition d'émigrant relève du huis clos, les metteurs en scène peuvent-ils proposer autre chose qu'un tableau d'une interrogation commune, pour en sortir ?
Ici, l'écart entre le vrai et le faux est aussi infime qu'entre l'homme et le personnage qu'il incarne à l'écran.
Notre rêve serait que chance lui soit faite de réciter une partition qui se glisse par-delà les frontières du genre, de la couleur et de la classe.
Dans sa forme hybride, ce film n'apporte certes aucune réponse à cette situation, mais nous plonge dans le sort amer que subissent ces personnes.
Comme autant de Jonas dans le ventre de la baleine, ces hommes n’ont plus d’autre espoir qu’un signe divin.
Qui ne viendra pas ; qui n’arrivera jamais.
Je nomme prière cette attente.
Alors, ils mangent du thon à même le sol, sur un sachet en plastique, avec un peu de pain, et boivent des bières débusquées derrière un carton de marchandise.
L’esprit s’ouvre alors que le corps ne peut pas bouger ; les histoires s’échangent ; les langues font un rien de lumière dans cette obscurité en transit.
Nous n’avons pas de mot pour dire leur beauté, leur endurance, leur courage.
Nous, devant ce film ? Nous spectateurs de cette réalité pire que les limbes ? Nous, derrière nos masques, craignant un virus invisible ? Nous, que faisons-nous pour que leur voyage se passe sans obstacle ? Pour aller à leur rencontre ? Qu’inventons-nous ? Quelle place leur donnons-nous ?
Pour entendre un chant dans cette chance ?
Le film d’Effi et Amir comme une tentative d’hospitalité dans un monde devenu fou.