Cinéma et lumières de feux
Le Cinemamed revient allumer Bruxelles
Du 1er au 8 décembre se tiendra la 23e édition du Cinemamed, le festival du cinéma méditerranéen de Bruxelles. Une soixantaine de fictions et de documentaires issus ou traitant du pourtour méditerranéen sont à l’affiche, pour une semaine riche, diverse et engagée. En avant-première, Rapito de Marco Bellocchio, passé par Cannes, interroge les questions cruciales de notre temps à la lumière d’un scandale du XIXe.
Début décembre, quand s’installe la morosité de l’automne et que rien ne remplit plus les grandes artères bruxelloises que le morne crachin de la pluie, s’allument des foyers de soleil, de feux et d’été dans quelques abris protégés. Durant une semaine en effet, le Cinemamed revient avec une programmation de haut-vol, engagée et plurielle, pour célébrer la vitalité et la force du cinéma médittérannéen contemporain, de Gibraltar à Beyrouth, de Venise à Tripoli. Une programmation avec plusieurs prix à la clef et aux multiples points de focale.
Les projections auront lieu pour la plupart au Palace, à l’Aventure et à Bozar, mais également pour la première fois aux Galeries, à l’Espace Magh, à la Tricoterie et au W:Hall. L’Espagne sera cette année sur le devant de la scène, ainsi que la famille, thème central de la culture méditerranéenne s’il en est. Le programme ne se résume pourtant pas à un panorama folklorique de mer et d’épices. Résolument ancré dans le réel, dans les conflits et traumatismes profonds que traversent la région et ses habitant·e·s, le festival revendique une part de films politiques et militants, documentaires ou de fiction, qui témoignent de ce que c’est, aujourd’hui, de vivre en Méditerranée.
Le festival s’ouvrira avec Io Capitano, de Matteo Garrone (Pinocchio, 2019), qui représentera cette année l’Italie aux Oscars. Le film suit le périple de Seydou et Moussa, deux migrants sénégalais qui traversent le désert et la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Il se clôturera avec Upon Entry (Rojas et Vasquez, 2023), film espagnol qui suit un couple vénézuelo-catalan aisé dans leurs péripéties dans un bureau d’immigration à l’aéroport de New York. Le festival sera ponctué de quelques évènements, comme Bâtiment 5 de Ladj Ly (03/12, Aventure), à qui l’on doit Les Misérables et qui concentrera cette fois sa rage contre la crise française du logement. Le mot je t’aime n’existe pas (06/12, Palace), de Raphaële Benisty, est un documentaire poignant sur le quotidien et les difficultés des interprètes des centres d’accueil à la migration. Des interprètes qui doivent raconter, à la première personne, les témoignages et les émotions de celleux dont la vie en dépend. Sur un tout autre registre, The Fantastic Golem Affair (08/12, Aventure) est une délirante comédie espagnole de science-fiction signée par le collectif hystérique des Burnin’ Percebes. Enfin, présenté en sélection officielle, Les Ordinaires de Mohammed Ben Attia (06 et 07/12, Palace) s’annonce comme un film plein de magie et de douceur sur la relation père-fils et la situation carcérale turque. Ceci n’est qu’une toute petite poignée de la soixantaine de films qui seront projetés. Impossible de parler de tout, évidemment, je vous encourage vivement à parcourir le programme en ligne.
Rapito (L’Enlèvement) de Marco Bellocchio sera projeté en avant-première au festival le 3 décembre au Palace. Présenté en mai dernier en compétition officielle à Cannes, il nous plonge au cœur d’un des grands scandales catholiques du XIXe siècle, l’Affaire Mortara, lorsque Pie IX, le dernier Pape-Roi, arracha à sa famille un enfant juif pour le faire entrer dans les ordres. Un détour par l’Histoire pour interroger les radicalités religieuses d’aujourd’hui.
La scène est à Bologne, en 1858. Dans le quartier juif de la cité, alors partie des États pontificaux, vivent les époux Giovanni (Fausto Russo Alesi) et Marianna Padovani Mortara (Barbara Ronchi) ainsi que leurs huit enfants. Un jour, la gendarmerie pontificale vient chercher leur fils Edgardo (Enea Sala enfant, Leonardo Maltese adulte) pour l’emmener à Rome de force, sur ordre de l’Inquisiteur du Saint-Office, Pier Gaetano Feletti (Fabrizio Gifuni), prétextant un baptême administré à l’insu des parents par une servante catholique dans la prime jeunesse de l’enfant. L’émoi est grand et dépasse vite les frontières de la petite communauté : les journaux d’Italie et d’Europe s’emparent du sujet et en font une affaire diplomatique compromettante pour Pie IX (Paolo Pierobon). Nous suivons en parallèle les aventures d’Edgardo à la Maison des Catéchumènes et les pérégrinations de ses parents pour le récupérer, sur fond de révolutions anticléricales et d’unification italienne.
On retrouve dans ce film les thèmes chers à Bellocchio, de la critique de l’institution catholique comme pouvoir politique à la famille comme corps social vulnérable. Dans la plus pure tradition italo-marxiste, Bellocchio considère l’Église catholique comme une structure sectaire soutenant le capital, et interroge du même coup le pouvoir temporel des religions du Livre et des droits canons. Le film a été auréolé de 7 Nastri d’argento, sésames du cinéma italien, lors du dernier festival de Taormine. Il s’inspire librement d’un roman de Daniele Scalise, adapté pour l’écran par le réalisateur et Susanna Nicchiarelli.
Le montage (de Francesca Calvelli) alterne constamment entre le faste de la Rome papale et les clair-obscurs des communautés juives, entre les mêmes prières psalmodiées en latin et en hébreux, entre l’initiation au mysticisme chrétien et la recherche du fils perdu. Le froid creux des scènes d’intérieur, les plans rapprochés des visages dans la pénombre, les lumières blêmes ou crues de la caméra de Francesco Di Giacomo : tout participe du malaise. Quelques accès surréalistes dérangent la retenue de la mise en scène, comme le rêve grotesque d’Edgardo où, lui ayant retiré les clous des mains, il voit le Christ ouvrir les yeux, s’extraire de la croix et quitter l’église. La soudaine magie surprend, interloque, n’emporte personne, se donne comme pure farce, plus risible qu’onirique.
La bande originale de Fabio Massimo Capogrosso, qui côtoie des extraits de Rachmaninoff, Shostakovitch et Arvo Pärt, pâtit de la comparaison. Les extraits choisis (l’« Île des Morts », le quatuor n°8 et le « Cantus in memoriam Benjamin Britten »), qui reviennent sans cesse, comme des leitmotivs maladroits qu’on ne comprend pas bien, font plus de tort au film qu’autre chose. La musique prend trop de place, ne colle pas toujours aux scènes, et dérange même celleux qui, comme moi, aiment ces morceaux.
Rapito est donc un film aux thématiques fortes, certes, mais qui ne parvient pas à créer un impact tangible sur le·la spectateurice. Est-ce le choix de la farce plutôt que l’émotion, est-ce le manque de subtilité de la musique, ou est-ce la difficulté de faire d’une tranche de vie un scénario qui tient la route ? Vous trancherez. Par les questions qu’il pose, par son regard incisif sur les dérives des radicalités religieuses, il livre un salutaire appel à la tolérance qu’il est toujours bon d’entendre.
Reste que le Cinemamed propose bien plus que cela, et que la diversité de sa sélection, l’esprit de fête qui l’habite et la radicalité de certaines de ses propositions vous somment urgemment d’aller le découvrir. Alors du 1er au 8 décembre, venez allumer des feux au milieu de l’automne, et venez découvrir la richesse des cultures méditerranéennes.