Demain dans une demi-heure
Né de la dernière pluie
Dans un dialogue texte-image réussi, l’illustratrice Claire Gaudriot et l’écrivain Thomas Scotto livrent une réflexion profonde sur la naissance en adoptant le point de vue d’un grand oublié des récits jeunesse, le fœtus. Un voyage en eaux troubles édité par la maison bruxelloise À pas de loups.
Depuis 2020, novembre est devenu synonyme de littérature singulière, plurielle et complexe. Sous le slogan « Lisez-vous le belge ? », une myriade d’institutions se relayent pour mettre à l’honneur nos auteur·ices et nos maisons d’édition. Le but n’est bien sûr pas de se regarder le nombril, mais de mesurer la chance que nous avons d’habiter un territoire aussi diversifié. Après tout, notre capitale est la deuxième ville la plus cosmopolite au monde après Dubaï.
C’est justement à Bruxelles qu’ont été fondées, en 2013, les éditions À pas de loups. Menée avec énergie par Laurence Nobécourt, elle-même Française, cette maison spécialisée dans la littérature jeunesse nous offre pour l’hiver un album écrit par Thomas Scotto et illustré par Claire Gaudriot. J’ose avancer qu’on y retrouve ce qui fait le succès d’une certaine édition jeunesse, belge et indépendante : un objet-livre soigné, imprimé de manière responsable et une histoire originale à l’écriture exigeante.
Un royaume dans une flaque
Au commencement, pas de ciel, pas de terre, mais de l’eau. « Partout. Vraiment partout. » Et dans de cette éclaboussure bleue, qui ouvre le livre et figure l’élément aquatique, un enfant qui « s’imagine déjà être le centre de toutes les Mers du monde ». Son nom est Livio, mais vous devriez déjà le savoir, parce que tout le monde parle de lui, non ?
En tout cas, c’est ce qu’il croit, parce que depuis des mois et des mois, il entend au dehors des personnes s’agiter, lui imaginer des destins grandioses et d’incroyables aptitudes. On le dit fils de roi, prêt à être couronné à l’occasion des Grandes Aurores, un jour qualifié à plusieurs reprises de « gigantesque ». Ces rêves l’inondent de lumière, le bercent, l’enserrent… parfois d’un peu trop près.
Claire Gaudriot choisit la superposition d’éléments pour faire sentir cette gradation, les motifs floraux d’abord discrets envahissent la page, au fur et à mesure que le texte nous dépeint les glorieux futurs qu’on prête au petit roi. Finalement, ceux-ci l’encombrent bien, lui qui a déjà si peu d’espace pour se mouvoir, à peine « une chambre de gouttes, un lit d’oreillers liquides, un terrain de vagues tranquilles ». Livio est, lui, représenté en quelques traits de pinceau. Sa silhouette à la tête couronnée se précisera à la fin de l’album.
Album pre-partum
Il en fallait de la poésie et de la délicatesse pour évoquer cette période qui nous intéresse tous·tes, mais dont nul·le n’a souvenir, celle d’avant la naissance. Il fallait aussi le bleu de l’océan, le noir profond de la nuit, pour raconter cette histoire qui fera sûrement frissonner beaucoup d’enfants. En effet, le livre n’essaie pas de rendre cette thématique rassurante, facile, indolore.
Il convoque ainsi les attentes sociales qui pèsent sur nous avant même notre première bouffée d’air et l’angoisse qu’elles peuvent susciter. Il convoque les mystères abyssaux du corps, ses secousses et sa toute-puissance. Il convoque enfin le pouvoir de la narration et de l’imaginaire, qui permet justement d’affronter les impératifs du corps physique et social.
Ainsi, Livio finit par être libéré de cette jungle de fantasmes et de projections dont il est l’objet par la simple intervention de sa mère qui « invente une nouvelle histoire », juste pour lui cette fois, sans princes, sans rois, sans obligation d’être musclé ou de monter à cheval. Alors, Claire Gaudriot dessine une vague qui roule et grossit sur plusieurs pages, emportant dans le même mouvement les lecteur·ices et notre héroïque « prince de pas grand-chose », vers la sortie. Le dehors.
La double page qui clôt l’album restera, on le parie, ouverte longtemps tant il est difficile de refermer cet album sans se lancer dans de grandes conversations sur nos origines, nos besoins de récits, nos peurs, nos généalogies. Bref, de belles conversations en perspective, entre adultes et enfants à partir de 8 ans.