Eli Lotar
Découverte en oblique d’Eli Lotar à l’occasion de la grande exposition que le Jeu de Paume consacre au photographe d’origine roumaine, du 14 février au 28 mai 2017.
Découverte en oblique d’Eli Lotar à l’occasion de la grande exposition que le Jeu de Paume consacre au photographe d’origine roumaine, du 14 février au 28 mai 2017.
Voici, au fond, mon rêve, mon idéal, appelons ça comme on veut, ou ne l’appelons même pas du tout : oui, gardons, là-dessus, un silence bienveillant, un mutisme plein de respect, et de mystère, bref un genre d’attente nerveuse, et sereine à la fois, une tension créatrice… Voici, donc, le modèle que je me donne comme objectif, le point vers lequel doivent converger tous mes efforts — l’horizon qui appelle chacun de mes pas, en un mot : ma ligne. Mon cap ! C’est l’instantané. L’instantanéité ! Au début, je pensais que c’était un but impossible à atteindre, et, en fait, c’est un but impossible à atteindre. Mais il y a des preuves, et des preuves ô combien probantes, convaincantes, admirables, exemplaires, que cette visée donne des résultats…
Oui. Tenez, Eli Lotar. C’est un photographe. Un homme d’origine roumaine, né à Paris en 1905, qui a passé sa jeunesse à Bucarest, et qui eut l’excellente idée de revenir dans la Ville Lumière pour se lancer comme acteur, croyait-il… car il est devenu reporter, journaliste… poète, si l’on veut, mais pas comédien, sûrement pas ! Il y a rencontré une femme, Germaine Krull, qui est devenu sa compagne, l’a initié à l’art de la photographie. Quant à moi, je ne connaissais rien de ce monsieur avant cette après-midi déterminante, mais l’exposition qui se déroule au Jeu de Paume jusqu’au 28 mai, avec fermeture le 1 er , tout de même, pour la fête des travailleurs, cette exposition, donc, s’est chargée de combler ce manque, de remplir ce vide : de mettre un terme définitif à cette criante ignorance.
Eli fût le compagnon de Germaine. Et Germaine était l’épouse de Joris. Joris Ivens. Et c’est ainsi qu’Eli fût amené à rencontrer Joris, et à travailler avec lui, après s’être séparé de son amante et maîtresse, ou plutôt de son maître et amante, bref, de son premier amour. Il y a de superbes portraits de cette femme pris très près de l’appareil dans différentes postures, tigresse entre sourire et grimace… Germaine qui immortalisa sa première vision d’Eli, dans ses mémoires :
C’est ainsi que commencent les grands romans, les grands films, et n’importe quelle histoire qui vaut un tant soit peu le coup d’être vécue : qui ne rêverait d’être un instant dans la peau de ce jeune roumain de dix-neuf ans qui s’apprête à mordre à pleines dents le bitume parisien, et à le découper sous tous les angles ? Leur première collaboration sera un portait de la tour Eiffel, évidemment. Revenons à l’exposition…
Jeu de Paume, 22 févier. Métro Concorde : l’obélisque, cette colonne venue d’Égypte ; la Grande Roue, ici ; la Tour Eiffel, là-bas. Paname. Notre ombre, n’est-ce pas, est beaucoup plus grande que nous : noir, effrayante. C’est tout l’attrait d’un nom. Grand, majestueux, monumental, il se dresse face au temps, comme un arbre s’enracine dans la terre. Obscur ; rayonnant. Dire d’un nom qu’il fait l’histoire, comme de ses propres mains, qu’il bâtit des œuvres, qu’il construit une nation, édifiant, conquérant… Napoléon ! On tremble devant un nom pareil, ou du moins on devrait, comme il nous arrive, parfois, de trembler devant son ombre à soi…
Mais d’autres noms sont plus discrets, ont une apparence plus modeste, sont comme des feuilles dans le vent : ils ne payent pas de mine, ils marchent à l’aveuglette, tourbillonnent, ils cherchent à voir plutôt qu’à se faire entendre. Ils sont les passagers clandestins de l’histoire, cette farce, qu’ils préfèrent défaire plutôt que de se la faire… Ils décalent le sujet, toujours à côté, étourdis, ils ont l’air pressé, timides et ironiques à la fois. Déjà ils bifurquent ; déjà on les a balayés de la scène du monde. Ce qui les intéresse dans un paysage est souvent un élément anodin, bizarre, que personne ne remarque, sauf eux. Hors cadre, limite, entre figure et visage, profane et sacré. À la limite de l’absurde, tordu, farfelu quelque fois, souvent humble et parlant comme une archive.
On a compris : quelque chose qui tient plus du hasard que de la logique… et qui donne à la logique un brin de folie. Ils ont ce rapport aux nouvelles différent du commun, ils lisent la presse en louchant sur les passants, c’est l’actualité qui les intrigue. La modernité, c’est peut-être par ce strabisme-là qu’elle se définit. Leurs chroniques nous parlent d’une autre vie, comme à ras de sol, plongée souvent dans une lumière trouble. Cette vie, c’est la nôtre, sauf qu’elle nous échappe constamment… C’est le caché qui attire l’attention de cette espèce curieuse, plutôt que ce qui saute directement aux yeux…
Ainsi Eli Lotar. Photographe ; reporter ; voyageur au long cours. Un homme qui a le regard aiguisé et la plume tranchante. Un homme qui sait voir. Quoi ? Son temps, les petites choses, les gestes infimes de ses contemporains : documents de la vie sociale. Les ouvriers des abattoirs de la Villette, en 1929 ; la viande : vivante carcasse, tête de veau, sabots alignés devant un mur fumant de sang rouge dans l’informe petit matin gris… voir commentaire de George Bataille dans sa revue Documents .
Mais aussi un homme, qui sait combien une ombre tire un méchant pouvoir du corps dont elle émane… Il dévoile cette puissance d’illusion, s’amuse avec elle, la laisse danser dans l’espace, prenant le relais de la matière comme s’envole et virevolte un avion en papier. Ce roumain a vécu à Paris l’entre-deux-guerres, il avait donc une relation privilégiée avec le surréalisme, c’est certain : Artaud, Vitrac, Man Ray… Buñuel. Mais ce qu’on oublie trop vite, c’est que la poésie – fût-elle d’avant-garde – est d’abord concrète, acte de révolte, elle partage cela avec la politique, non ? Qu’on se rappelle, c’est le moment du Front populaire en Espagne et de ses foules en liesse, qu’Eli Lotar va photographier, comme il se doit. Mais, ne nous y trompons pas, comme l’écrit Cassou, si la poésie est synonyme de révolte, « c’est que c’est peu de substituer un régime social à un autre régime et de faire triompher une chose au dépend d’une autre ».
Bientôt, il faut prendre le large sur l’Exir Dallen , en 1933, pour se rendre compte qu’un voyage, c’est d’abord fait de bois, de cordage, et d’eau salée… Ensuite le vent peut se mettre à souffler tant qu’il veut, et l’homme partir au loin, avant, qui sait, d’atterrir en Grèce, à deux reprises. Des Cyclades à Stromboli en passant par Gibraltar… Est-ce là que nous allons ? Alors tant mieux ! Les photos de Delphes sont magiques de simplicité : un olivier, un bouc, ou un crâne de chèvre perdu entre les rameaux. Lotar sait capter dans un animal, dans une plante, cet élan qui va de la terre au ciel, passe par la bouche, et rend le cri universel, comme un chant qui traverse tout, et nous traverse, et nous déchire.
Sur un mode plus comique, Jacques Prévert immortalise d’un texte savoureux les images de statues rapportées par le photographe de Béotie. Lotar fut en Hollande aussi, auprès de Joris Ivens, dans un documentaire sur l’endiguement à Zuiderzee : Ici on ne s’amuse pas.
Eli(azar) Lotar est-il juif ? Qu’importe… N’empêche qu’on se pose la question, on ne peut pas s’en empêcher, c’est de famille… Ombre vaporeuse qui plane sur l’histoire, habite ses recoins, annonce la tempête, cette étoile nous donne bien du fil à retordre. On pense à un autre roumain, un autre poète, juif lui assurément, qui fût emporté par la catastrophe dans un nuage de fumée, et n’eut pas même le temps de corriger les épreuves de son dernier livre : Baudelaire et l’expérience du gouffre. Eli Lotard, de son coté, avant de mourir dans la solitude et l’oubli qui convient aux artistes de son rang, fut le dernier modèle de Giacometti — le Buste d’homme , sorte de montagne noir sculptée vers1964-1965, témoigne maintenant pour l’éternité à venir. Les deux hommes partagèrent un exil suisse à la fin de la guerre — celle-ci eut au moins le mérite de les rapprocher, ce qui n’est pas rien. Cette rencontre, entre l’instant et la durée, l’éclair et la glèbe, donne des frissons. Fumée de cigarette que le sculpteur italien tient du bout des doigts, pendant que son modèle pose pour lui en le photographiant dans son atelier : jeu de reflets qui passe par les choses, et les êtres, se répercute à travers le temps, et fait de l’histoire une pièce d’ombres chinoises jouée par des exilés dans le plus grand silence, celui de l’amitié : « J’avoue que l’effroyable simplicité de cette vie sans surprise, la parfaite beauté de cette existence mécanique est une des plus navrantes choses qui se puissent voir — et aussi une des plus belles », écrivait-il en parlant des ouvriers de la digue, et ceux des écluses. Il était né le 31 janvier 1905, à Paris, où il mourut en 1969.