C’est l’histoire d’un mec qui est mort.
C’est tout.
Sauf qu’après, et bien, il a le temps.
Tout d’un coup, plus de limite.
Il peut prendre son pied.
Plus besoin de répondre au téléphone.
Plus besoin de rien.
Alors, il se met à.
Et aussi à.
Il demande s’il peut.
Il peut.
Il peut tout :

Apprendre les langues ; l’économie politique.
Aller à la piscine, tous les jours, deux fois par jour.
Aller sur la lune.
Et sur Mars.
Bref, il est libre.
Sauf qu’il est mort.

Alors, ça change quoi, me direz-vous ?
Rien.
Ça change que dalle.
Parce qu’il était déjà mort avant de mourir.
Il était un mort-vivant.
Il n’avait pas confiance.
Il n’était pas cartésien, ni d’ailleurs pascalien.
Il s’occupait.
En permanence.
Maintenant, et bien, il peut devenir ce qu’il a toujours été : un fantôme.

C’est sympa.
C’est calme…

Mais il est seul, foutrement seul.
Et ça, c’est triste.
Parfois.
Avant aussi, il était foutrement seul.
Mais là, c’est différent.
C’est l’enfer.
Donc, il erre.

Éternellement.
Voilé.

Avant, aussi, il errait.
Mais pas éternellement.
Parfois, il répondait au téléphone.
Ou bien, il orientait un touriste dans la rue.
Il lisait le journal ou une revue.
Il regardait même la téloche…
Bref, un mort-vivant normal.
Il donnait des coups de main, ou faisait semblant.

Surtout, dans l’enfer éternel de la mort sans fin, à part la solitude, c’est le manque de femme qui lui pèse.
Pas juste pour l’amour.
Pour les yeux aussi.
Quand il voyait passer Joséphine, à l’époque de son existence, dans un jardin tout illuminé d’un soleil réel et chaud, son esprit gagnait en acuité.
Ses sens s’éveillaient.
Il avait ce don : être touché par la beauté.
Il n’avait d’ailleurs que cela.
Il écoutait le vent dans les feuilles ; rêvait de ce que sa vie avec Joséphine pourrait devenir dans un monde sans guerre et sans pollution ; avec des oiseaux et tout.

Il filait sur la balançoire et se balançait jusqu’à ce qu’elle quitte son champ de vision.
C’était une belle fille, Joséphine, intelligente, douce, érudite comme on n’en fait plus.
Elle parlait chinois.
Mandarin.
Et le langage des signes, des sourds-muets.
À cause des enfants qu’elle gardait.
Elle jouait de l’accordéon.
Et du triangle.
Et un peu des percussions aussi.
Toujours à cause des enfants qu’elle gardait, toujours ceux des autres.

Aujourd’hui qu’il a tout le loisir d’étudier le chinois et le langage des signes, il n’a plus envie.
Le triangle et le bandonéon.
Les maracas et le djembé.
Il a autre chose à penser !
Acheter des perruques.
Non, j’rigole, faut pas pousser.
De toute manière y a pas d’argent, ni de magasin, pas de marchandise dans l’au-delà.
Ni d’or, ni d’argent, ni quoi que ce soit qui s’achète ou se vend.
C’est pourquoi l’ennui est maximal.
Pas de royaume, pas d’époque.
Comme ici.
Je veux dire, comme avant.

Là où il y avait des villas, à L.A.
Et des taudis, à Pretoria.
Des favelas à Rio et des villas aux étangs d’Ixelles.
Bon, voilà, le décor, c’est tout.

Sauf qu’à ce moment, Joséphine entre.
Elle est toute petite.
Je veux dire : plus jeune que jamais.
Mais trop pour qu’il se passe quoi que ce soit.
Elle est redevenue enfant.
Gamine, plate, fine.
Pas baisable pour un sou.
Ça, c’est ce que pense le spectateur.
En vrai, elle est ravissante.
Pas encore érudite, mais pleine de grâce, rayonnante.
On voit d’ici ce qu’elle pourrait être quand elle sera grande.
Ou plutôt ce qu’elle a été.
Enfin, ce qu’elle sera adulte, dans la vie.
Mais dans la mort, ce n’est plus son affaire.
Elle aussi a tout le temps ; infini ; étrange ; voilée.

Sauf que Joséphine n’est pas inquiète.
Lui non plus, le mec de l’histoire, enfin, façon de parler…

Il et elle se regardent.
Ils écoutent le silence infernal.
C’est joli.
Ils regardent le public.
Des morts-vivants assis comme vous et moi.
Tout le monde attend qu’il se passe quelque chose.
Il n’arrivera pas grand chose.
Que dalle.
Éternellement.

Pas de souci.

Alors, miracle inouï, l’un s’avance vers l’autre, et l’autre vers l’un.
Et ils s’embrassent.
Mais pas comme un homme et une femme.
Comme un spectre et une enfant.
Comme un homme humain et une gamine ordinaire.
Ils sont plus vrais que jamais.
Beaux.
Non effroyables.

Ils pourraient rester ainsi pour des siècles et des siècles.
Comme des amoureux, au sens platonique du terme.
Le sexe a laissé place à l’amour, c’est le paradis.
Au sens du Jardin de Délices, de Loisirs, l’Éden, en somme.
Sans gardien.

Et là, on voit quelqu’un qui écrit.
Sur le plateau.
C’est une femme.
Blonde.
Elle note très vite ce qui arrive.
Et elle parle tout haut.
Elle a un tailleur, modèle-standard.
C’est un cliché.
Ce qu’elle dit ?

Des noms de ville.
Des noms de pays.
Des couleurs.
Des phénomènes météorologiques.
Parfois, souvent, elle imite des bruits.
Comme des gouttes de pluie.
Ou bien l’arrivée en gare d’un train.
Ou comme une bombe qui explose.
Ou un cerf qui brame.
Un oiseau, un mainate par exemple, qui chante.
Puis elle se lève, fait quelque pas, et va préparer du thé.
Elle dit des noms de fichiers, aussi, et puis éclate d’un rire discret.
Lance en l’air un titre de bouquin, ou de film…

Pendant tout ce moment, assez court du point de vue de l’histoire de Sapiens, ou des Ludens, ou quel que soit son nom, pendant ce laps de temps ridicule du point de vue des astéroïdes qui tracent leurs routes absurdes dans la galaxie alors que des singes bipèdes jouent à conquérir des idées, pendant ce clignement imperceptible, Joséphine et Prosper jouent à « pierre-papier-ciseaux ».

Ils n’ont pas d’objectif.
Pas de projet.
Pas de travaux en vue.
Ils contemplent le néant dans le blanc de l’œil, ou plutôt dans le fond vertigineux de la pupille de leur unique partenaire, et chuchotent des choses mystérieuses.
Des secrets.
Ou des évidences.
Ou des lois physiques.
On a compris.

La secrétaire pianote sur son clavier.
Sa machine à écrire solidement posée sur la table, elle tape à toute vitesse des notes, des paroles, des images, des sons, des bribes de poèmes et des questions.
Elle se demande par exemple pourquoi il n’y a pas d’arbre sur ce foutu plateau.
Pourquoi la vie n’est plus ce qu’elle est.
Pourquoi les machines à café ne font pas de la musique lorsque le breuvage chaud et amer, quelque- fois sucré, coule dans les gobelets en plastique qui polluent la planète.
Est-ce qu’ici c’est encore la planète ? se demande-t-elle aussi.
Quelles sont les preuves que c’est la terre encore ?
Est-ce qu’il y a des coiffeurs là-haut ?
Et pourquoi pas de fleurs, non plus, ni d’oiseaux, rossignols ou autres ?
Ni d’avions, de deltaplanes, d’hélicoptères, de drones ?

Enfin, pourquoi, juste Prosper et Joséphine, qui maintenant jouent à la marelle sur une ambiance techno ?
Sauf qu’il n’y a pas de techno, seulement la possibilité scénographique de cette horrible invention de Sapiens/Ludens, ou quel que soit son maudit patronyme, accompagnée de lumières tapageuses.

Rien ne va plus, faites vos jeux , pense Nina, la secrétaire.
Elle tourne sur place comme si elle était la roue du casino.
Elle dit une couleur :

« Rouge ».

Et elle ajoute : « Pair » !

Elle se rassied et regarde le couple humain saisi dans son énigme indéchiffrable : l’homme, l’enfant.
Prosper. Joséphine. Joséphine. Prosper.
Ils la regardent en retour.
Disent « Bonsoir ».
Il n’y a pas de travail, pas de chômage.
Ils peuvent dire « bonsoir », et « bonjour », et « salut », sans éprouver de culpabilité.
De remords.
Sans avoir besoin de s’excuser, de rougir, de s’enfuir ou de sortir une carte de banque, en grimaçant un sourire affreux.
Ils le disent comme ça, naturellement, joyeusement, sans calculer.
Ils sont morts, libres et morts, à jamais, pour des siècles, etc., sans machine à sous.

Et Nina, la scripte, leur rend un regard, avec un petit geste de la main.
En ajoutant, après un instant non mesurable : « Bonsoir ».
Et elle prend une feuille de sa machine et la plie en forme d’avion.
Puis une autre qu’elle plie en forme de bateau.
Et, si elle en est capable, une autre encore, sous forme de grenouille.
Et puis son téléphone sonne.

Contrairement au public, elle n’était pas obligée de l’éteindre.
Ce qui prouve qu’entre-temps le monde continue à être conquis par les idées.
Et que le spectacle horrible de la réalité n’a jamais cessé.
Que derrière le rideau, quand il sera tiré, il y aura des acteurs et non pas des ombres étincelantes qui
retrouveront leurs appartements hors de prix après le métro, ou la voiture, un vélo, une trottinette électrique, etc., tout ce qui marche et qui chute d’un point à un autre de la planète tournante qui roule dans l’espace sa course folle.
Sonnerie stridente, vieillotte.

Nina répond : « Salut, ma biche ».
« Quoi de beau ? Quoi de neuf ?»

Elle quitte le plateau.

Joséphine regarde Prosper et lui demande : « Alors ? »
Prosper lève les épaules, regarde le ciel, tourne ses paumes.
Il ne sait pas plus qu’elle.
Il ne voit pas mieux comment, ni quoi.
Même dans la mort, rien ne s’éclaire.
C’est comme ça.
C’est là.
Encore et encore.

« Alors, si c’est comme ça, je m’en vais aussi », déclare péremptoirement Joséphine.
Et elle quitte Prosper en faisant des vocalises : « AAA ; OOO ; IIII… »

Prosper, tout seul, fait quelques pas.
S’arrête et écoute.
Il tourne la tête dans la direction de Joséphine.
Il l’écoute s’éloigner.
Se parle à lui-même : « T’as pas froid, ici ? »

« C’est calme, ces temps-ci ? » « C’est sympa, les vacances ? »

« T’es toujours avec tes voyages, hein ? » « T’as des plans pour la suite ? »

« Tu rentres comment ? »

« Ça finit pas ? »

« Bonjour, cher monsieur… »

« On y va ? »

Il fait quelques pas encore.

« Je te raccompagne ? »

A voix basse :

Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur/ Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute

Puis s’arrête devant le public : « Euh… »

« Si jamais elle demande où je suis, dites que j’ai été chercher un truc à grignoter. Ou que j’avais soif.»
« Ou bien, dites que c’est vous qui m’avez obligé à partir, parce qu’il ne se passerait plus rien, que vous deviez rentrer là-bas, à cause de la baby-sitter ou des grands-parents, du chat et du poisson. »

Il fait encore quelques pas, regarde le ciel, tourne ses paumes vers le plafond, hausse les épaules.

« Bonsoir. »

Puis, il revient sur ses pas : « Hé, devinez quoi, je l’ai eu… mon concours ! »

Ou bien, il revient sur ses pas et déclare : « Au diable, les concours ! Et les coureurs de concours ! »

Et le public applaudit.

En guise d’épilogue, on peut facilement imaginer un bal masqué.
Avec des aviateurs de l’armée russe ou syrienne, et des révolutionnaires de Khartoum, des contrôleurs en tous genres, des agents stipendiés, des gardes-chiourme, un casting sauvage de passants anonymes repérés à Forest aux abords d’une librairie, une boulangère de Bagnolet non loin d’une mosquée, et une concierge aimable d’un immeuble paumé de la banlieue de Naples.
Il faudrait des informations précises sur la géographie, les événements en cours.
Dans ce bal, il y aurait un feu d’artifice, quelques colifichets, des bonbons.
Et des voix diraient : « S’il vous plaît », « S’il vous plaît ».
Et tout se précipiterait.
Naturellement.
Vers sa fin ultimement terminale.
Peut-être que la secrétaire regagnerait son poste, mais plutôt que de mimer l’acte d’écrire, elle ferait semblant de lire, tournant et retournant une page blanche avant de la rouler en cornet et de regarder avec dans le lointain.
Nina serait devenue brune.
Ou rousse.
Ou voilée.
Ou nue, sans un poil sur le caillou.
Errante comme une toupille.
Libre comme l’air.