Entre Moyano et Trajman
Qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce que c’est à la fin que tout ça qui ne fait jamais que commencer, à chaque fois ? Antonio Moyano et Paul Trajman cherchent, dialoguent, partagent par les coulisses .
Atchoum !
Le déluge est glacial les smartphones
rougeoient tout est si joli dans le noir
le pantin claque des dents
il s’effondre tête en avant
avalé par le trou de la fosse.
Souriez, on vous prend en photo,
c’est la cata si le fric ne vient pas
Antonio Moyano,
Par les coulisses
, poèmes,/ Paul Trajman,
peintures blanches sur fond noir
, 9.,
La Collection, 2018 p. 18.
Qu’est-ce que la poésie ? Qu’est-ce qu’écrire, lire ? Qu’est-ce que penser, appeler, questionner ? Qu’est-ce qu’ouvrir une fenêtre, faire ses courses, lancer une machine, se brosser les dents, ruminer sa critique comme une touffe d’herbe fraîche ? Qu’est-ce qu’embrasser son amour, lui caresser l’épaule doucement, la tenir un instant encore dans ses bras avant que le réveil sonne ? Qu’est-ce qu’écrire, que penser, qu’étendre le linge ? Qu’est-ce que lire un ami qui n’est pas là, qui est parti en voyage pour Turin, qui travaille dans le noir, qui va au théâtre, au cinéma, à la bibliothèque, à l’opéra, et qui toujours parle, et parle, du bout des doigts ? Qu’est-ce que vivre, mourir, dire bonjour, au revoir, sourire, meilleurs vœux, bonne année, se taire, hurler de rire, paix et santé, le vieux fer, les vieux poêles, manger, dormir, apprendre une langue étrangère, prendre le bus, ventriloque de l’ordinaire ? Qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce que c’est à la fin que tout ça qui ne fait jamais que commencer, à chaque fois ?
Antonio Moyano écrit en pleine nuit, vers 2 h 56, le matin, exactement. Il est toujours en vie, il a encore envie. Il creuse sa correspondance, il avance à tâtons, avec persévérance, détermination :
Passant du papier au nuage numérique, ces feuillets ont connu les oubliettes et les tiroirs.
Des
dramatis personae
, plus ou moins déboussolés, traversent ces poèmes.
Il existe bien des passerelles entre la scène et le poème, par exemple : les absents, les revenants, les morts s’y donnent rendez-vous.
Et c’est la pagaille dans les coulisses !
On dit qu’Hitler fit détruire les usines qui produisaient le thé Ivan, soupçonnant que la glorieuse Armée Rouge en tirait une part certaine de son héroïque énergie. On connaît la suite… Même après l’effondrement du bloc soviétique, nous pouvons encore boire ce breuvage aux vertus régénératrices et tonifiantes. Il en va ainsi avec les textes d’Antonio. Une lutte intérieure qui survit à tous les déboires, les désarrois, les échecs et autre désillusions, vaines victoires, mauvaises chutes. Comme aucun système ne résout le capitale problème d’exister : il tranche dans le vif. Il tape du poing sur la table. Cercle. Carré. Triangle. Il taille ses crayons à papier et déclare la guerre au pantin mécanique, à l’automate rouillé : on est correct qu’en corrigeant. Les faits, les événements, les avènements, les dates, les noms, les signes, les images, les figures, les équipes de foot, il cherche l’équilibre entre les mots, comme quand on roule à vélo, sans les petites roues, sourire aux lèvres et du mercurochrome aux genoux. Contentons-nous de marcher sur la mer comme autour d’une poésie dans le sillage de l’enfant-vieux… « La Collection » s’enrichit d’un nouveau recueil, Par les coulisses : performances écarlates et anodine grisaille, les souvenirs blanchâtres, les roses fantasmes, les obsessions en dedans, les courants d’air dehors, tout, il entraîne toute cette matière folle dans son théâtre d’ombres :
On tâtonne on hésite, rien de définitif…
Des tracts ronéotypés des bannières
des calicots des slogans des papillons
des banderoles, bref tout l’attirail
du Joli Mai. Quel âge avions-nous ?
Le poids plume a l’œil en marmelade
L’esquive n’est pas son truc1
Antonio lave à grandes eaux, il se débarrasse, se prépare à de nouvelles aventures. Ce remue-ménage tient du délire lucide, de l’exercice spirituel minutieusement organisé. Alors que, dans les coulisses du théâtre ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté, par politesse, à exagérer la peine, presque à affirmer l’impossibilité, qu’on a à reconnaître la personne travestie, voici soudain, entre deux explosions de vocables, que les peintures blanches sur fond noir de Paul Trajman arrêtent l’œil. Fulgurance immobile ! L’essentiel, en quelques traits. Une maison qui est un membre en érection, ou un champignon atomique, ou une poire de fusée… Comme vous voulez, qui rêve mieux, puisque file la truite, et envolées les hirondelles ? Deux cerfs-volants, comme une paire d’amis en promenade sur Vénus, ou un couple de parapluies en pleine conversation galante ? Voilà, ensuite, un peuple de cellules qui font la révolution, se scindent en groupuscules, demandent une augmentation, la fin du travail, tout de suite, la fin du vieux nouveau monde, la liberté de circulation, et le début d’une nouvelle ère ancienne dans laquelle toutes les monades seraient enfin égales, avec portes et fenêtres grandes ouvertes sur le large ! Ou bien, ici, une comète qui tire la gueule ; un sanglier aux yeux en étoiles ; une girafe et son maître attendant que sonne la récré… Sans oublier, le célibataire qui s’enfuit de sa cage au moment inespéré de l’assoupissement d’un fil électrique, la course à dos de taureau dans les lettres de l’alphabet solaire, et les anges, et les démons, les chardons, les instruments célestes du prodigieux cultivateur dansant la sarabande. Quarante pages, vingt-cinq poèmes, au moins neuf dessins originaux :
Évidemment, le poète envie le peintre qui peut, à sa guise, laisser entrevoir sur la toile les coulures, les remords, les repentirs… Quel poème pourrait contenir tous ces « ratages » ? Aucun.
Gribouillis et charabias, vite, vite, on les efface.
Alors que les figures sur la toile resteront muettes, les spectres (ou les fantoches?) du poème donnent de la voix.
Jetons un œil au firmament comme dans le réduit le plus obscur.
Toc, toc, toc ! Ils arrivent, ils sont là.
Ouvrons grand les yeux aux peintures de Paul Trajman.
Dans le petit livre d’entretiens entre Ferdinando Camon et Primo Levi, on peut lire la chose suivante :
Camon. – En d’autres termes : Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu ?
Levi. – Il y a Auschwitz, il ne peut donc pas y avoir de Dieu. [ Sur le dactylogramme, il a ajouté, au crayon : Je ne trouve pas de solution au dilemme. Je la cherche, mais je ne la trouve pas. ]2
Antonio et Paulo cherchent aussi. Ils ne se résignent pas aux solutions faciles, n’acceptent aucune question qu’ils n’auraient pas d’abord posée à leur corps défendant : avec les pieds, les mains, le souffle, et tout l’appétit insatiable de l’être. Partage vertigineux où s’esquissent les trouvailles de l’esprit en quête de lui-même, sur la scène du monde, et dans ses infinies coulisses :
On veut fuir les fanatiques et la fournaise
des combats et que Dieu préserve notre bébé
on attend le signal des passeurs,
tant qu’on a de quoi se nourrir on passe
de l’effervescence à la peur – quoi de neuf
aux infos ? apparemment nous aurons
de la neige mais l’accueil des populations
à notre égard reste chaleureux malgré
le déploiement high-tech des barbelés
et de francs-tireurs aux frontières3