critique &
création culturelle

Entretien avec

Peggy Thomas

C’est dans les bureaux du Théâtre de la Vie que Peggy Thomas, sa directrice, nous accueille pour cet entretien. Ça cause programmation et création.

Peggy Thomas commence par nous expliquer d’où vient le Théâtre de la Vie et comment elle est arrivée à la direction de cet établissement particulier.

Peggy Thomas : Le Théâtre de la Vie existe depuis 1971. Il a été fondé par Herbert Rolland et Nicole Dumez et c’était au départ une troupe itinérante. En 1988, ils ont trouvé ce lieu, l’ont acheté et rénové. Ils avaient une subvention pour le jeune public et puis finalement ça a évolué quand ils se sont installés ici.

Herbert est décédé en 2010, il a donc fallu assurer après trente ans d’existence de la compagnie une espèce de continuité. Il y a eu un appel à candidatures en 2012, puisqu’il y avait une subvention de la Communauté française, auquel j’ai postulé. Je ne connaissais personne ici, ma motivation était de voir que ce lieu, qui est un petit lieu très inspirant, pouvait être dédié à la jeune création. En plus, à l’époque où j’ai postulé, le secteur était en crise et on menaçait de faire des coupes dans le budget, ce qui a confirmé qu’il était nécessaire de renforcer la place faite à la jeune création. Évidemment, ce serait très sclérosant de n’ouvrir les portes du théâtre qu’à cela, mais je veille à garder une couleur générale dans la programmation. Elle n’est pas restrictive. J’aime la mixité, j’aime qu’un jeune metteur en scène vienne mettre en scène deux acteurs chevronnés, ou inversement. On est quand même intergénérationnel parce que c’est nourrissant.

L’autre aspect de mon projet, c’est que j’accueille chaque année un spectacle de danse. Ce qui n’est pas unique, mais qui est toujours très bienvenu. Ce milieu est très difficile, et je trouve que les mélanges à l’intérieur d’une même structure enrichissent et le spectateur, et l’artiste. J’ai aussi un œil attentif aux projets musicaux, ou plutôt aux pièces qui proposent des échanges entre théâtre et musique.

Façade du Théâtre de la Vie.

Est-ce que ça vous arrive d’être à la base de rencontres entre artistes ? Est-ce que vous démarchez certaines personnes pour les motiver à travailler ensemble ?

On va dire que ce sont des fonctionnements dont on a hérité de l’ancienne génération, où le directeur était aussi celui qui allait initier un certain nombre de rencontres, ou proposer à un metteur en scène des acteurs. Je suis metteuse en scène et j’ai eu l’occasion de travailler dans différents théâtres où ça s’est déroulé de cette manière. J’étais un peu réticente au départ sur le fonctionnement mais ça s’est très bien passé. Ici, je ne fais pas du tout ça. Par contre, c’est vrai qu’on est un petit lieu, c’est vrai qu’on fidélise par un certain état d’esprit, et donc on devient un lieu de rencontres. Cette année, le hasard a fait que Jessica Gazon, qui a l’habitude de travailler ici, était censée ne pas être présente dans notre programmation. Mais elle a finalement été appelée pour une pièce qui se jouera cette saison !

C’est une question de sensibilité. Je pense que la manière dont on aborde le théâtre ici, qui est assez libertaire et assez horizontale, est appréciée par différents artistes et crée du lien. Donc, moi, je n’initie pas ce genre de choses, mais je crois que structurellement, ça se fait.

De cette horizontalité, est-ce que toi, en tant que directrice, tu programmes avec tes collègues ou c’est malgré tout toi qui chapeautes les choix ?

Quand je suis arrivée avec ce projet, l’équipe était déjà là. J’ai été engagée comme directrice et programmatrice du lieu. Mais dans la manière dont on fonctionne à l’intérieur de la structure, on essaie d’être le plus horizontal possible, tout simplement parce que je pars du principe que je n’y connais rien en communication, rien en administration ni en médiation (enfin, je m’y connais de mieux en mieux…). C’est très important que chacun ait sa part du boulot et soit aussi autonome. On fait une réunion d’équipe par mois où justement on évoque ensemble les travaux de chacun. Puis je vois mes collègues séparément.

Je l’ai fait jusqu’à maintenant de manière très intuitive, et maintenant je me rends compte qu’il y a un mouvement autour de ça. Il y a des mots pour parler d’intelligence collective, de fonctionnements horizontaux, donc ça me conforte dans cette façon de faire.

Ce que tu expliques, ça se ressent dans la programmation : le lien entre les gens, les relations interpersonnelles…

Une des réflexions que j’avais menée également, c’est qu’en Belgique francophone, on aide beaucoup… enfin, raisonnablement la création, tandis que sur les tournées, c’est très difficile. Je souhaitais donc alterner les créations et les reprises. C’est une sorte de projet écologique. Il y a du gaspillage, parce qu’une création coûte cher et que le spectacle se joue trop peu ensuite. C’est exceptionnel quand un spectacle peut avoir une vie à l’étranger et avoir une belle vie. Donc c’est aussi comme ça que se construit la saison, c’est-à-dire qu’il y a quatre ou cinq créations et des spectacles en reprise.

Vue de la façade d’époque, vue de l’intérieur actuel.

Quelles sont les créations de cette saison 1 ?

La première est Take Care , dans laquelle joue Jessica Gazon dont on parlait tout à l’heure. Noémie Carcaud est venue me voir en disant que ça faisait des années qu’elle cherchait un théâtre pour réaliser son spectacle. J’avais lu le projet et je le trouvais passionnant, car elle questionne la notion de soin et le rapport à la prise en charge, et toute la complexité qui peut s’insinuer dans ces rapports. Un sujet délicat, mais pertinent. Au départ, son projet était effectivement difficile à vendre parce qu’il y avait sept comédiens. Je ne sais si vous vous rendez compte… Pour bien faire les choses, ça s’annonçait compliqué.

La seconde, c’est une création de Pascal Rambert. Je ne le connaissais pas du tout. C’est un metteur en scène italien qui m’a présenté le texte. L’écriture est remarquable, et c’est très clinique. Nous sommes dans le cas de figure d’un jeune metteur en scène accompagné des acteurs chevronnés.

Petit Eyolf est mis en scène par Dominique Llorca, qui sort de l’INSAS. C’est une pièce peu connue d’Ibsen, c’est donc très étonnant de voir un jeune metteur en scène s’emparer de ce texte, parce que c’est vraiment un œuvre de maturité. Il se trouve que je venais de la lire quand Dominique m’a envoyé le projet.

Donc là, déjà une connexion…

Oui, là on se dit : « Tiens, c’est étonnant… » J’ai lu le projet et l’ai trouvé brillant. Il a une très grande maturité pour son jeune âge. Dans cette pièce, le propos porte sur la cellule familiale et le sens de l’existence.

Laurent, le metteur en scène de Que reste-t-il des vivants ? , est liégeois et a un profil particulier puisqu’il vient de la musique. Ici, il s’attaque au système économique. Son dossier n’était pas piqué des vers… Il évoque des entrelacements entre le macrocosme et l’intime.

L’affiche du film de Stéphane Brizé.

Dans les spectacles que je monte, je mets moins l’accent sur ces aspects politiques. Je suis dans le texte, la poétique, dans la complexité des rapports humains. Il y a des théâtres plus spécialisés dans les spectacles qui dénoncent des situations, moi je suis un peu en marge. Mais ce qui m’a touché dans la rencontre avec Laurent, c’est qu’il maîtrise vraiment son sujet et qu’il en propose un traitement poétique. J’ai été marquée par certaines séquences de son précédent spectacle. Il cherche à montrer comment le monde se répercute sur l’humain, voire sur la chair. On retrouve quelque peu l’esprit du film la Loi du marché , qui m’avait lui aussi bouleversé.

La dernière création, c’est le spectacle de danse Ferocia , de Céline Curvers. Je la connais depuis longtemps. J’ai accepté son idée de spectacle solo. C’est difficile de parler de la danse. Il faut une certaine maîtrise pour parler du geste et de son inscription dans le réel. La plupart des danseurs sont par ailleurs très instinctifs et très charnels. Et Ferocia , c’est de l’ordre de l’émotion forte, de la colère et de l’indignation qui doivent s’exprimer à tout prix.

Je tiens à mentionner aussi les soirées Slam ! Cela fait dix ans que Grand Corps malade a été invité par le directeur pour faire une soirée slam. Donc désormais, un lundi par mois, nous organisons ce genre de soirée. Le principe, c’est une scène ouverte, tout le monde peut venir, s’inscrit à 19 heures et prend trois minutes la parole (puisque c’est le principe du slam). Les gens peuvent tout faire : chanter, danser, se taire, lire un poème… J’ai gardé cette activité, que je ne connaissais pas quand je suis arrivée. Il se trouve qu’il y a de moins en moins d’espaces qui proposent ce genre de scène. Je trouve que c’est une formule unique où vraiment tout le monde peut monter sur la scène et dire ce qu’il a à dire, qu’on soit d’accord ou pas d’accord. Il y a quelque chose à préserver dans la liberté d’expression que ça implique.

Est-ce que tu mets en scène des spectacles ici ?

Alors, il y a plusieurs éléments. Jusqu’à ce que je travaille ici, j’avais la possibilité de mettre en scène dans d’autres théâtres, ce qui avait donné lieu à une réflexion. Et je préfère être directrice et programmatrice du lieu et travailler à l’extérieur des murs, comme ça, on évite tout conflit d’intérêt par rapport aux questions financières, et puis je ne mélange pas les stress. Il se trouve que la loi ne prévoit pas qu’un directeur de théâtre puisse demander des subventions comme je le faisais avant quand je mettais en scène. Si cette situation se débloque, alors je pourrai à nouveau mettre en scène hors les murs.

J’ai été accueillie l’année dernière par le Théâtre le Public, où j’ai monté l’Échange de Claudel, et je dois dire que je ne démords pas de mon désir de dissocier les deux rôles. Je crois que la création artistique a vraiment à voir avec des parties différentes de mon cerveau, donc c’est plus confortable de dissocier les deux.

Pour une future création, tu choisirais quel théâtre ?

Je crois aux évidences de rencontre entre projets et lieux. J’ai d’abord choisi des textes, puis des acteurs, et seulement alors je démarche les théâtres. Et souvent, ce qui peut se faire à un endroit ne peut pas se faire à un autre. Je suis plutôt en train de me demander quel texte je vais monter, et avec quels acteurs. Ça se fera à l’endroit où ça doit se faire.

Quelques pistes pour ce futur spectacle ? Tu l’écriras ou tu reprendras une pièce ?

Moi, j’aime bien les classiques. Pour l’instant, j’ai plusieurs pièces sur mon bureau, et j’en évalue la pertinence et la résonance pour le ici et le maintenant. Mon rapport avec le théâtre c’est vraiment la langue, et c’est vraiment les écritures. Je ne dis pas que les auteurs contemporains ne m’intéressent pas mais je sais que j’ai un intérêt assez fort avec les auteurs de répertoire. D’autre part, je monte l’année prochaine aux Riches-Claires Alzheipere de Xavier Benout. C’est le contraire de ce que je viens de dire… mais bon, le prochain, c’est celui-là.

TOUT AUTRE CHOSE

Un livre préféré ?

L’année dernière, Karoo . Ça a été un choc, un grand moment. Je l’ai recommandé à tout le monde autour de moi ! L’écriture est fantastique. Les scènes au restaurant avec sa femme sont écrites avec une maestria absolue ! L’histoire d’amour est aussi à pleurer. J’ai tout vécu avec Steve Tesich.

Un film ?

La Loi du marché qui, de manière totalement inattendue, m’a bouleversée, en creux, comme ça.

Peter Brook.

Une autre œuvre ?

Hamlet de Peter Brook. C’est indescriptible de voir une scène vide avec cinq acteurs et un musicien japonais qui jouait sur des clochettes… et vous êtes bouleversé, sans savoir complètement ce qui se passe. Une communion là-dedans… c’est indescriptible. J’ai revu depuis une autre mise en scène de Brook, ça n’avait rien à voir ! C’était chouette mais pas aussi incroyable. À vingt ans, c’était juste l’impossibilité absolue de faire autre chose de ma vie que ça.

Même rédacteur·ice :

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