Entretien avec
Accoudé à la table d’une salle de réunion, le directeur du théâtre Les Tanneurs, David Strosberg, répond à nos questions.
Accoudé à la table d’une salle de réunion, le directeur du théâtre Les Tanneurs, David Strosberg, répond à nos questions.
J’ai une formation de metteur en scène à l’INSAS, je suis bilingue français-néerlandais, ce qui me permet depuis vingt ans, quand j’en fais le constat, de naviguer des deux côtés du pays et de manière rassembleuse aussi. Je suis sorti de l’INSAS et j’ai fait beaucoup de mises en scène pour le théâtre Varia, puis j’ai été engagé comme artiste associé au KVS, où je suis resté cinq ans, et là ça va faire sept ans que je suis directeur du théâtre Les Tanneurs.
Ce qui m’a amené ici, c’est simplement un dossier de candidature où j’ai voulu (et c’est très, très subjectif, ce que je vais dire) dynamiser l’endroit par une plus grande diversité. Je voulais un lieu à Bruxelles qui montre des choses extrêmement différentes, et je pense qu’on y parvient. Je continue à faire des mises en scène ici, mais ce n’est pas le leitmotiv de la programmation. En sept ans, je n’ai fait qu’un gros spectacle ici. Je m’arroge le droit de présenter mes œuvres parce que c’est sain, mais il n’y a pas que ça.
Cette année vous mettez deux pièces en scène…
Non, disons que j’ai une lecture maintenant (cf. Ma mère rit ), j’ai une deuxième reprise d’ Et avec sa queue, il frappe ! 1 , donc là il y aura pour moi une demi-journée de travail ; et puis il y a le Jour, et la nuit, et le jour, après la mort , c’est avec trois comédiens et c’est une création. Je n’ai plus montré quelque chose de nouveau depuis deux ans et demi, ce qui est une bonne fréquence pour un directeur de théâtre.
Et ces reprises, c’est parce que le succès public était au rendez-vous ou parce qu’elles vous tiennent particulièrement à cœur ?
On reprend Et avec sa queue, il frappe ! parce qu’il a beaucoup tourné, et on refait dix dates pour le clôturer. Normalement il y aura du monde, et c’est aussi une manière d’annoncer que j’ouvre la saison l’année prochaine avec un nouveau texte de Gunzig, qui a été écrit pour Alexandre Trocki et Anne-Pascale Clairembourg. C’est donc peut-être une manière de clôturer une partie de Gunzig pour donner naissance à une autre et de déjà le dire.
Vous évoquez Thomas Gunzig, vous semblez apprécier le travail à ses côtés ?
Ça va être la deuxième fois que je travaille avec lui. Avec Et avec sa queue, il frappe ! , qui se joue depuis trois ans, et je viens de recevoir sa deuxième pièce. La relation est très forte, et on est voisins aussi… Parfois, quand j’attends le bus, on se croise. Je trouve que le fait qu’il ait écrit pour Trocki et moi, et qu’il réécrive trois ans après, donc avec trois années de maturité d’écriture en plus, donne une force très puissante pour continuer à produire du théâtre.
Pour vous, qu’est-ce que le rôle de directeur de théâtre représente ? Est-ce que c’est une plus-value par rapport à celui de metteur en scène ?
Être metteur en scène, c’est penser à son propre travail artistique et être directeur, c’est penser aux différentes formes artistiques présentes à Bruxelles (dans mon cas). Le directeur artistique pose un acte… En fait, la programmation est une mise en scène, c’est un parcours de mises en scène, ce sont des choix. Dans mon cas, je lutte pour diversifier les propos et les formes, et pour rester proche des gens afin qu’ils puissent slalomer entre les pièces. S’il faut consolider les gens sur la programmation pour qu’ils se disent « Les Tanneurs, c’est comme ça », c’est impossible, on ne verra jamais la même chose.
Et pourtant il faut être proche du public, avoir des artistes qui parlent au public ; il y a donc beaucoup de choses qui se font autour des spectacles aussi. Sinon les gens ne reviennent pas. Je crois que c’est intéressant que les gens aillent voir des spectacles différents. Étant aussi responsable du spectateur, je ne peux pas non plus programmer que des travaux que j’adore ; je ne peux pas proposer que le style de théâtre que moi je fais. Il y a des spectacles qui au départ me plaisent moins et je dois moi-même me laisser surprendre par d’autres formes.
Dans votre programmation, il y a des pièces qui convoquent des idées précises, des grands noms. Je pense à Bovary ou à Shakespeare et son Timon d’Athènes . Est-ce que ces spectacles sont programmés dans le but d’attirer du public ?
Non, pas du tout. Il existe un créneau que je vais chercher et qui est de l’ordre de la transformation d’une pièce classique. Bovary est une des plus belles choses que j’aie vu dans ma vie. Les Tanneurs ont envie de dire que le contemporain, c’est aussi revisiter les classiques. Timon d’Athènes , pièce compliquée à la base, et tellement compliquée que personne ne la monte, est créée par une compagnie néerlandophone qui a décidé de couper ce qui est inutile parce que finalement, cette pièce est très actuelle. Et si une pièce devient ou reste un classique, c’est parce qu’elle a toujours un intérêt à être montrée aujourd’hui. Donc, l’un des axes du contemporain, qui n’est du tout le fait d’avoir une plume dans le cul, c’est de se demander : « Comment revisite-t-on un classique ? » Par exemple, une pièce qui a été beaucoup reprise ici, c’est Ivanov Re/Mix qui a coupé et revisité la célèbre pièce de Tchekhov 2 .
Comment raconte-t-on Tchekhov, Shakespeare, Flaubert aujourd’hui ? S’ils ont persisté, c’est qu’ils sont aussi encore contemporains.
J’ai l’impression qu’il y a le même état d’esprit et les mêmes ambitions au KVS…
J’y ai quand même discuté et j’y ai assisté le programmateur pendant cinq ans, peut-être qu’il y a quelques restes de cette collaboration ! Autant qu’il reste quelque chose du KVS ici aussi. Mais nous étions dix artistes associés là-bas, donc il n’y a pas que de mes restes…
Y a-t-il un artiste en particulier avec qui vous souhaiteriez travailler un jour ?
Avec Natacha Régnier. Je dis ça parce que je commence à travailler avec elle dans deux jours [ l’entretien s’est déroulé le lundi 12 septembre ]. Je pense d’abord au texte avant de réfléchir à l’acteur. Samedi, on fait une mise en voix qu’on va construire en trois jours et la seule personne avec qui je suis heureux de travailler deux jours avant, c’est simplement la personne qui va le faire. Je ne rêve pas d’acteurs sans les textes.
Mettre en scène un spectacle trois jours avant sa première, ce n’est pas trop stressant comme entreprise ?
C’est une mise en voix… Non ça ne me stresse pas, ça me donne beaucoup de plaisir en réalité. Il y a des gens qui font du théâtre, j’ai l’impression que dès qu’ils sont sur un plateau de théâtre, ils stressent tout le monde. Moi, je vais sur un plateau pour avoir au moins autant de plaisir que dans la vie. Je connais le deal et je n’ai plus dix-neuf ans, et beaucoup de gens à cet âge se demandent si ça va être bien ou pas bien, si les gens vont aimer ou pas… En plus, ici, je commence la saison sur une lecture.
Ce qui a été difficile et qui a pris du temps, c’est que j’ai dû choisir vingt-six pages de ce livre de cent quatre-vingts pages, Ma mère rit 3 , et que je me devais de garder le cœur de son propos dans aussi peu de pages. Maintenant, le fait de travailler avec Natacha, je pense que nos univers vont se rencontrer. On a déjà beaucoup parlé de ce qu’on va faire, quelque chose d’intime, de très technique. On va travailler comme je travaille, en sachant qu’on a trois jours et que c’est une lecture.
Il y a toujours une personne qui vient te trouver au bar après le spectacle pour te dire ce qu’il en pense. Après sa longue tirade, je lui rappelle juste : « Dites monsieur, vous savez que vous ne m’avez pas dit bonjour ? » Qu’il déverse sa haine, ce n’est pas grave, je ne suis qu’un passeur de texte ; mais on peut se dire « bonjour ». Donc peu importe les réactions, nous on a envie de donner le plus beau cadeau du monde aux gens, parce que Ma mère rit a été un énorme événement quand j’ai découvert ses mots.
Qu’est-ce que ce texte a d’important pour vous ?
Je l’ai remarqué il y a trois ans. C’est une autofiction, il a donc une oralité, il doit être dit. Si vous me demandez de quoi parle ce texte, je répondrai que, comme tout bon texte, il parle de tout. Il parle forcément beaucoup d’amour, de la mort comme source de vie, d’Akerman elle-même. On découvre que sa filmographie a été inspirée de près ou de loin, de manière consciente ou inconsciente, par sa mère qui a survécu à Auschwitz. Ce que j’adore, c’est que c’est un texte d’humeur. Il commence sur un regret d’Akerman qui n’aime pas du tout ce qu’elle vient d’écrire. Je trouve ça très beau, cette pudeur, cette autofiction qui n’est pas complaisante.
J’ai d’ailleurs découvert un auteur qui est très important selon moi, Olivier Steiner. Il a écrit un livre qui s’appelle la Main de Tristan 4 . C’est dans la même veine que Ma mère rit . Ça parle beaucoup de Patrice Chéreau, mais pour parler de plein d’autres choses, comme Akerman parle de sa mère pour évoquer plein d’autres choses. Vouloir écrire sur soi, c’est être dans le faux ; c’est en prenant un motif qu’on aime qu’on arrive à parler de soi. Ce qui me console quand je lis, et je suis arrivé au théâtre grâce à ma passion pour la littérature, c’est de découvrir ce qu’on peut vivre comme émotion, comme problème, comme désir… et voir que cela a déjà existé. Lire me rend moins seul.
Avez-vous un mentor ou un artiste qui vous a particulièrement inspiré ?
Dans le théâtre ou dans la vie de tous les jours ?
Des deux côtés en fait.
Je n’ai pas de mentor je pense… C’est une question difficile. J’ai peut-être quelques références. Pour sa sincérité, quelqu’un que j’aime beaucoup aller voir, c’est Pippo Delbono. Il travaille pour tout le monde et avec tout le monde, et il n’a pas peur de se planter. J’aime bien sa liberté, son refus des règles. C’est sans doute une manière de fonctionner qui m’a inspiré. J’étais aussi un grand fan de Chéreau pour sa direction d’acteurs, sa capacité à pouvoir reconnaître un vrai texte et à en faire ressortir le concret. Il y a aussi Thierry Niang 5 , qui est un ami. Ce sont des gens qui font du théâtre pour permettre de découvrir le réel.
Irez-vous voir Pippo Delbono au Théâtre de Liège cette saison ?
Oui oui, j’irai le voir à Liège.
D’ailleurs, avez-vous de bons contacts avec ce théâtre ?
De très bons contacts. Je pense que c’est avec eux qu’on a réalisé le plus de coproductions. Cette année, il y a les Gens d’Oz , Alex au pays des poubelles et deux spectacles d’Ayelen Parolin. Ce qui est bien avec eux, c’est qu’on se rejoint sur plein de choses. Serge Rangoni a aussi le souci de la diversité, et il est très dynamique.
Et entre théâtres bruxellois, les échanges sont aussi faciles ?
Il y en a eu beaucoup avec le KVS, vu que j’en venais. Maintenant il y a une nouvelle direction, on s’est dit qu’on allait se parler et ne pas se laisser tomber. Disons qu’avec le KVS, il y avait un très, très chouette rapport et qu’il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Sinon à Bruxelles, s’il n’y a pas de choses nouvelles qui s’inventent, il n’y a pas de raisons qu’il y ait de collaboration. Il y a beaucoup de choses pour lesquelles les théâtres bruxellois pourraient collaborer, mais il faut les créer.
Les Tanneurs portent une attention particulière aux relations extérieures, aux liens avec le quartier qui l’accueille. Pourquoi cette attention particulière ?
Un théâtre, c’est pour les gens proches géographiquement, il faut qu’ils viennent y voir des choses, mais aussi y faire des choses. J’ai une anecdote à ce propos. Je cherchais, quand je conduisais encore, un théâtre dans un quartier précis de Bruxelles. Personne ne savait me dire où il était, alors qu’il était en fait tout près. C’était très étonnant ! Pour moi, c’est la chose la plus importante pour un théâtre : être en phase avec le quartier dans lequel il se trouve. Et puis, ça entre bien dans le projet des Tanneurs, parce que les Marolles sont le coin le plus diversifié de Bruxelles. Les plus riches et les plus pauvres se côtoient, s’entraident. Ces échanges avec le quartier existe depuis longtemps. Et beaucoup d’ateliers ont été mis sur pied.